Comment se forment les humeurs collectives




Jean-Paul Baquiast 07/06/2010

Si nous considérons qu’un groupe humain, quelle que soit sa nature ou sa taille, constitue un superorganisme, il convient de se poser la question de l’endroit où s’élaborent les décisions qui elles-mêmes commandent ses comportements. Les scientifiques ont depuis longtemps constaté que les groupes d ‘êtres vivants non humains, insectes sociaux (par exemple essaim d’abeilles), poissons (bancs de harengs), regroupement de mammifères (troupeaux de buffles) adoptent pour s’adapter à des changements du milieu ou pour faire face à des agressions des comportements collectifs semblant manifester une grande intelligence. Mais il s’agit de comportements qui, autant que l’on puisse juger, ne résultent pas de calculs « rationnels » réalisés au niveau du système nerveux central ou du cerveau de quelques individus jouant le rôle de leader, calculs dont les résultats sous forme d’ordres seraient communiqués aux autres par l’intermédiaire de signaux codés jouant le rôle d’un langage de commandement.

Le groupe face à une situation nouvelle réagit comme s’il s’agissait d’un organisme à lui seul, avec souvent une rapidité de décision qui laisse supposer qu’il est contrôlé par un cerveau commun. D’où la raison pour laquelle on nomme ces groupes des superorganismes. La difficulté tient cependant au fait qu’il n’y a pas de cerveau commun et que le concept de « cerveau distribué » supposé résulter du travail en commun de tous les cerveaux individuels correspond plus à une image qu’à des faits rigoureusement observés. Les neurosciences commencent à comprendre comment les différentes aires cérébrales composant un cerveau individuel entrent en compétition ou coopération pour construire une décision ou une opinion, mais cet exemple n’a pu encore être véritablement transposé à des groupes. Il est difficile d’assimiler les individus qui les composent à des neurones ou groupes de neurones.

Les éthologues échappent à cette difficulté en faisant appel au concept d’émergence. Si un banc de harengs change brutalement de route en présence d’un prédateur, on suppose que des automatismes simples, codées dans les gènes au cours de l’évolution, imposent à chaque poisson de calquer sa vitesse, sa direction et sa distance sur celle d’un ou deux de ses voisins. Il suffirait alors qu’un seul poisson aperçoive un requin et change de route pour que l’ensemble du banc change aussi de route, des milliers de poissons imitant le leader. On verrait donc émerger un comportement collectif intelligent reproduisant à grande échelle le comportement individuel intelligent du poisson pilote. Mais cette explication semble difficilement compatible avec la soudaineté extrême des mouvements du groupe, excluant l’hypothèse d’une propagation nécessairement lente de manœuvres d’évitement d’individus en individus. On serait tenté de supposer au contraire que les poissons partagent en permanence une sorte de conscience de soi commune les conduisant à produire une « pensée » commune laquelle commanderait des comportements communs. Mais où résiderait cette conscience ou plus exactement quels seraient les mécanismes permettant son émergence? Et comment fonctionnerait-elle?

On retrouve des phénomènes analogues, faisant soupçonner l’existence d’une conscience de soi commune, à tous les niveaux de la complexité animale,. Leurs bases physiologiques demeurent encore en grande partie mystérieuse. Les zoologistes ou simples touristes ayant eu l’occasion d’approcher un troupeau de buffles ont plusieurs fois constaté de leur part ce que l’on qualifie d’une imprévisibilité dangereuse. Ils peuvent laisser s’approcher le perturbateur sans réagir, en le regardant avec une sorte d’indifférence (ce qui n’est pas le cas des éléphants sauvages). Mais soudain, d’un seul coup et en masse, le troupeau peut charger l’intrus ou au contraire prendre la fuite. Il est très probable que les signaux d’alerte suscités chez ces animaux par la présence de l’humain n’étaient pas perceptibles par ce dernier. On peut penser aussi que le mâle dominant ayant pris une décision, l’ensemble de la harde l’imite aussitôt. Le fait cependant que tous ensemble décident à un moment donné de passer à l’action de façon coordonnée reste difficilement explicable 1).

La question de l’existence d’une conscience de groupe inconsciente, suggérée par les constatations ou hypothèses qui précèdent, se pose immédiatement à propos des comportements collectifs des sociétés humaines. Pourquoi tel groupe prend-il à tel moment telle décision inattendue, par exemple élire tel chef politique nouveau venu plutôt que tel autre dont la réélection semblait assurée - ou pourquoi, dans un autre domaine, tout à fait d’actualité, le groupe acceptera-t-il des mesures de rigueur et de restriction de consommation jusque là refusées? Si ces décisions collectives se produisaient au terme de longs débats publics et privés, on admettrait facilement qu’il s’agirait là seulement des conséquences de phénomènes plus ou moins bien étudiés relatifs à la formation de l’opinion publique: influences des discours politiques, des travaux d’experts, des accompagnements médiatiques, lesquels finissent à la longue par faire basculer la décision d’une majorité des individus composant la société considérée.

Mais ce n’est généralement pas ce qui semble se passer…On voit souvent au contraire le groupe, qu’il s’agisse d’une nation toute entière ou d’une simple entreprise ou association, prendre brutalement des décisions inattendues qu’aucun observateur, interne ou extérieur au groupe, n’avait prévues a priori. Il est certes toujours facile de trouver des explications a posteriori à ces décisions surprenantes. Le point troublant reste qu’au moment où le groupe se préparait, dans ses profondeurs, à prendre la décision surprenante considérée, aucun des individus constituant ce groupe ne s’était impliqué dans la préparation de la décision. Bien plus, aucun même n’avait pris conscience du fait que la décision était en train d’être prise, dans les profondeurs mystérieuses du superorganisme collectif auquel il appartenait.

Ceci devrait n’avoir pour nous rien de surprenant? Un superorganisme humain, surtout s’il entre dans la catégorie des systèmes anthropotechniques que nous avons récemment décrits 2), ne dispose pas d’une véritable conscience de lui-même, qu’il s’agisse de la conscience de soi primaire ou d’une conscience supérieure aboutissant à des décisions qualifiées de volontaires. Ses ressorts et déterminismes profonds, qu’ils relèvent de la biologie et de l’anthropologie comme de la technologie, sont généralement incompris ou mal analysés par les membres du groupe. Même si un certain nombre de ceux-ci émettent des diagnostics et opinions sur le monde et sur la façon dont il faudrait s’y comporter, rien ne prouve que ces expressions puissent modifier en profondeur la façon dont le groupe réagira finalement.

Les observateurs faisant métier d’analyser les opinion, les décideurs qui s’appuient sur leurs analyses, risquent donc souvent d’être pris à contre-pied par les réactions collectives du groupe. Il s’agit là en particulier du « cauchemar » du législateur. Des lois et règlements censés pris en faveur du bien collectif, comme par exemple tout ce qui vise en principe à augmenter la sécurité automobile, ne sont pas appliqués en fait, pour des raisons considérées aujourd’hui comme difficilement explicables (sinon la fraude poussée par la cupidité). Nous avons dans notre essai précité qualifié de « paradoxe du sapiens » cette incapacité apparente des sociétés humaines à appliquer les mesures préventives pourtant clairement énoncées susceptibles de prévenir les catastrophes diverses pouvant naître de l’emballement des technologies sous la pression de l’esprit de profit.

Le « social mood » de John Casti

Certains chercheurs se demandent aujourd’hui si l’on peut comprendre un peu plus scientifiquement comment les groupes humains se déterminent de façon collective. C’est le cas de John Casti (image ci-contre). Dans un article publié par le NewScientist le 22 mai 2010 p. 30, il reprend les arguments développés dans son livre Mood Matters: From rising skirt lengths to the collapse of world powers Copernicus. 3) .John Casti poursuit des recherches au sein de l'’International Institute for Applied Systems Analysis à Laxenburg, en Autriche. Il y développe des indicateurs d’alerte signalant la survenue possible de phénomènes extrêmes au sein des sociétés humaines. On pourrait penser qu’il s’agit là d’une nouvelle version des travaux menés à l’instigation des publicitaires et des cabinets en conseil politique pour tenter de deviner l’opinion. Il nous semble cependant que son approche est un peu plus originale.

Il met l’accès sur ce qu’il appelle le « social mood » d’une population, que l’on pourrait traduire par « sentiment collectif » ou même « humeur collective ». Pourquoi en deux ans, dit-il, la croyance en la force irrésistible de la mondialisation a-t-elle été remplacée par un désir de « relocalisation »? Or selon lui, la façon dont des populations données accueillent les produits ou idées nouvelles dépend en profondeur de la façon dont ces populations se représentent le futur. Ceci étant, ces représentations ne découlent pas de calculs rationnels, mais de sentiments (feelings). Sur la base de quels sentiments les groupes, quels qu’ils soient, se représentent-ils le futur? Globalement, sont-ils optimistes ou pessimistes? Bien évidemment, il faut adapter l’analyse à la longueur du laps de temps considéré. On peut être optimiste quand à l’avenir d’une nouvelle technologie tout en étant pessimiste sur la façon dont à long terme la technologie en général transformera le monde.

Mais comment mesure-t-on l’humeur collective d’une population? Les sondages d’opinions n’ont qu’un intérêt limité car ils ne prennent pas en compte les comportements effectifs. Ils ne tiennent pas compte non plus des effets dits de « group thinking » ou « herding », autrement du fait que des phénomènes de « pensée unique » ou de mode intellectuelle s’imposent généralement aux individus. John Casti pense qu’il faut plutôt faire confiance à des indicateurs « objectifs » tels que les mouvements d’achat-vente sur les marchés d’action. Il s’agirait des « indicateurs d’humeur » (mood meters) les plus efficaces car ils reflètent les paris que les gens (en fait les épargnants) font sur l’avenir. Ils peuvent être collectés et comparés sur des longueurs de temps suffisantes. Les analystes des mouvements de l’économie et de la finance, tels Ralph Nelson Elliott et plus récemment Robert Prechter, ont montré l’importance à cet égard des effets de vagues, se traduisant pas des passages de l’optimisme au pessimisme, et réciproquement, sans justifications sérieuses, dont les conséquences s’imposent à l’évolution politique et sociale globale.

Pour John Casti, le jugement porté sur les évènements mondiaux ou sur les politiques à mettre en oeuvre dépend radicalement de l’humeur sociale dominante au moment où ils se produisent. Le concept de protectionnisme sera ainsi jugé restrictif et xénophobe en période d’expansion économique, vertueux en période de récession et d’aggravation de la concurrence. Il en est de même de processus plus politiques. L’élargissement de l’Union européenne était ressentie comme favorable au temps de la croissance, dangereux aujourd’hui. Il ne faut pas oublier cependant que les prévisions faites sur la bases de feelings ou sentiments collectifs ne résultent que d’estimations probabilistes du futur. Elles ne se traduiront pas nécessairement dans les faits et pourront donc se modifier brutalement si certains de ceux-ci les contredisent.

Cependant, si toutes ces prévisions convergent, même sans bases rationnelles, on peut se préparer à un certain nombre de « tsunamis sociaux ». Or c’est bien le cas aujourd’hui. Entre l’effondrement des marchés, la fin du pétrole, les changements climatiques, l’accélération des migrations de travailleurs pauvres, la généralisation du terrorism, sans oublier la hausse des loyers et la baisse des salaires, il n’apparait pas aujourd’hui de perspectives susceptibles de lutter contre le pessimisme général. L’évolution globale du monde et en tous cas celle de nos civilisations européennes, ne pourront que s’en ressentir. Certains pays font encore preuve d’optimisme concernant l’avenir, comme c’est semble-t-il le cas de la Chine, mais ceci ne tient-il pas à l’importance de propagandes officielles qui ne résisteront pas à l’évocation des grands maux supposés menacer le monde.

Approfondir l’analyse

Les observations de John Casti, relatives à la façon dont se forment les croyances des populations lesquelles orientent à terme l’ensemble de leurs comportements, sont intéressantes et ne peuvent pas laisser indifférents les décideurs. Mais il nous semble qu’elles ne vont pas assez au fond des choses. La question de la façon dont chacun d’entre nous est conditionné par des représentations collectives à fort pouvoir structurant mérite des analyses plus approfondies. S’il est vrai que les contenus cognitifs de nos cerveaux, souvent sans que nous en ayons conscience, sont déterminés par les contenus cognitifs des cerveaux des autres membres du ou des groupes auxquels nous appartenons, il serait indispensable d’identifier les agents d’une telle contamination.

S’agit-il des mèmes, ce que le méméticien précurseur Richard Brodie avait nommé des virus de l’esprit, autrement dit des mots, des images, des discours qui circulent d’un individu à l’autre et s’imposent à leurs esprits en se répliquant sur un mode quasi biologique? S’agit-il d’influences suscitées par la présence réelle ou virtuelle, via les réseaux, d’autres humains pouvant induire des sentiments d’appartenance ou de répulsion partagés par tous les membres d’un même groupe. Concernant l’appartenance, on pourra citer les effets de mode faisant que spontanément chacun adopte les façons de vivre attribuées aux élites ou aux dominants. Concernant la répulsion, il s’agira par exemple du rejet provoqué par l’arrivée sur le territoire dont le groupe s’attribuait la propriété d’un nombre trop grand d’émigrés apportant avec eux des modes de vie différents. Il paraît clair que, chez les humains comme chez les animaux, des réflexes très anciens permettent aux individus de distinguer, sans même en être conscients, ceux qui dans l’ensemble appartiennent à la même « famille » et ceux qui en diffèrent. Les premiers rassurent, les seconds inquiètent. On peut craindre ainsi qu’avec l’aggravation des conditions climatiques, les immigrations de la misère qui en résulteront inévitablement provoquent au sein des populations restées préservées des sentiments d’angoisse ou de rejet aux conséquences incalculables.

Pour notre part, dans la suite de notre essai « Le paradoxe du Sapiens », nous pouvons rappeler l’importance qu’il conviendrait d’attribuer aux comportements induits chez les humains par ce que nous avons nommé le mariage étroit entre l’humain et la technique, c’est-à-dire entre les déterminismes biologiques et anthropologiques toujours actifs dans les sociétés actuelle, et les nouvelles façons de vivre et de penser induites par ces technologies. Nous avons cité l’exemple de la véritable addiction qu’exercent sur leurs possesseurs ou utilisateurs les armes à feux, les automobiles et autres produits manufacturés suscitant un fort sentiment d’identification à l’outil. Nous avions indiqué qu’en ce cas, les neurones dits miroirs observés dans les cortex sensori-moteurs contribuent considérablement à la diffusion par imitation, au sein des populations, de la disponibilité aux outils (affordance). C’est de plus en plus le cas concernant les modèles sociaux répandus en masse par la généralisation des réseaux de télévision, portant dans les villages les plus reculées des visions du monde poussant selon les cas à l’optimisme, au pessimisme voire à la haine de l’autre.

On dénonce de plus en plus une forme d’addiction plus subtile. C’est celle à l’internet interactif. Certains individus ne peuvent plus se passer de recevoir en rafales des messages émis par des correspondants souvent mal identifiés, et d’y répondre. Un article récent du New York Times illustre bien ce phénomène 4). L’auteur de l’article n’hésite pas à évoquer les stimulations endocriniennes que peuvent provoquer les messages en trop grand nombre. Nous citons: « These play to a primitive impulse to respond to immediate opportunities and threats. The stimulation provokes excitement — a dopamine squirt — that researchers say can be addictive. In its absence, people feel bored […] The technology is rewiring our brains,” said Nora Volkow, director of the National Institute of Drug Abuse and one of the world’s leading brain scientists. She and other researchers compare the lure of digital stimulation less to that of drugs and alcohol than to food and sex, which are essential but counterproductive in excess ».

Ces chercheurs montrent que l’abus de l’informatique et de l’internet, loin de rendre les cerveaux plus actifs et inventifs, tend au contraire à les engourdir, à les rendre moins résistants aux intrusions malveillantes. Nous sommes bien là dans le cas d’une interaction entre le support biologique et l’outil technologique, que les neurosciences observationnelles ont déjà commencé à étudier. Mais bien d’autres causes et conséquences du mariage entre l’anthropologique et le technologique nous échappent encore, alors que celui-ci nous façonne tous les jours à notre insu. Ces influences sont en train de construire dans nos cerveaux et nos corps des contenus cognitifs qui conditionneront la façon dont nous envisagerons le monde, non seulement dans les prochaines minutes mais dans les prochaines années. Dans la suite du « Paradoxe du Sapiens », il y aurait place on le voit pour de très nombreuses autres recherches.

Ceci étant et pour en revenir au thème principal de cet article, il apparaît que dans tous ces cas, des phénomènes extérieurs confortant les comportements dominants créeront généralement un sentiment d’optimisme au sein du groupe. Si à l’inverse, ils semblent les contredire voire les menacer, un pessimisme, sinon une angoisse collective se répandront dans le groupe. On peut facilement imaginer le pessimisme grandissant qui se répand dans les pays soumis au « terrorisme » de l’industrie automobile à l’idée que le pétrole et les voitures iront se raréfiant. On peut aussi imaginer la détresse qui nous atteindrait tous si pour une raison technologique ou à la suite d’une action de guerre, les réseaux de la télévision et de l’internet nous faisaient brutalement défauts. La seule idée que ceci puisse se produire dans les prochaines années suffit à nous assombrir. La crise y est évidemment pour quelque chose. Il y a quelques temps au contraire, nous nous imaginions que le progrès, la marche vers ce que Ray Kurzweil continue à nommer la Singularité, pourrait apporter des réponses à tous nos désirs, y compris les plus fous 5) . Comme quoi, les humeurs, le « mood », changent vite, et radicalement.

Notes
1) Concernant l’intelligence collective des buffles on pourra visionner une vidéo qui a eu un grand succès sur internet http://www.lepost.fr/article/2008/06/23/1212932_la-chasse-aux-lionnes-video-vue-34-millions-de-fois_0_316420.html. Mais en ce cas, comme dans celui du groupe de lions auquel ce troupeau était confronté, il semble que l’on se trouve en présence de formes plus classiques de comportements collectifs, ne faisant pas appel à un mystérieux phénomène de conscience de groupe

2) Baquiast, Le paradoxe du Sapiens, J.P. Bayol 2010
Voir http://www.editions-bayol.com/pages/livres-titres/paradoxe.php
3) Voir http://www.moodmatters.net
4) Voir http://nyti.ms/b0kK8b
5) Voir le film The Singularity is near. A true strory about the future http://www.singularity.com/themovie/index.php

SOURCE

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