Agnotologie : la science qui étudie la production d’ignorance

 


La science du faux

Inventé en 1995 par l’Américain Robert Proctor, historien des sciences, le terme agnotologie signifie l’« étude de l’absence de connaissance » ou de la création volontaire de l’ignorance. « Pour l’agnotologiste, l’ignorance n’est pas qu’une absence de sa­voir, elle peut aussi être l’occultation intentionnelle d’un savoir exis­­­tant, explique Serge Larivée, professeur à l’École de psy­choéducation de l’Université de Montréal, qui creuse depuis des décennies les questions de fraudes scientifiques et de pseudosciences. Si l’épistémologie s’intéresse à la façon dont se crée la connaissance, l’agnotologie, elle, se penche sur l’ignorance et les stratégies utilisées pour la maintenir et la propager. »

L’ignorance peut prendre plusieurs formes. « Il y a l’ignorance native, c’est-à-dire celle qui existe naturellement avant qu’on cherche des réponses, précise Martin Carrier, philosophe des sciences à l’Université de Bielefeld, en Allemagne. Ensuite, il y a l’ignorance passive, celle qui naît des choix de recherche. En mettant l’accent sur les antibiotiques pour combattre les microorganismes pathogènes, par exemple, on a complètement écarté les phages, ces virus qui attaquent les bactéries. On a donc entretenu indirectement l’ignorance à leur sujet. Et il y a l’ignorance planifiée, en tant que stratagème. Les compa­gnies, les gouvernements, l’armée créent beaucoup d’ignorance. »

Il existe plusieurs stratégies pour aboutir à ce troisième type d’ignorance. « On peut supprimer des données, comme la pharmaceutique Merck qui a dissimulé les risques de décès causés par le Vioxx, son médicament destiné à soulager les dou­leurs arthritiques, poursuit-il. On peut aussi souligner les biais méthodolo­giques des études défavorables. L’industrie du tabac considérait que les essais sur des rats n’étaient pas valables et que la seule bonne façon de vérifier la toxicité aurait été des tests sur des humains. Mais comme c’était impensable, on devait laisser la question ouverte ! » Il faut d’ailleurs souvent des scientifiques pour arriver à produire de la mauvaise science crédible.

Grâce à leurs recherches, les agnotologistes ont pu dresser une liste des petits et grands stratagèmes déployés par celles et ceux qui ont déjà tenté de noyer la vérité. Parue dans PLOS ONE en 2021, leur liste en compte 64, répar­tis en 19 catégories (l’industrie du tabac co­che les 19 !). Du financement de programmes de recherche « sûrs » à l’embauche de firmes juridiques et de relations publiques pour gérer ces re­cherches, en passant par des campa­gnes de publicité pour discréditer la science défavorable et le salissage de réputation de scientifiques, le petit livre d’instructions de l’agnogénèse (la fabrication d’igno­rance) est bien fourni.

Pourquoi tant d’efforts pour semer l’ignorance ? L’étude de PLOS ONE indique que « ces efforts servent […] à affaiblir les politiques publiques, à prévenir les litiges et à maximiser l’utilisation des produits/pratiques de l’industrie – ce qui maximise la rentabilité de l’entreprise ». Bref, une histoire d’argent.

Laisser entendre qu’un savoir scientifique n’existe pas, alors qu’il exis­te bel et bien. Une stratégie qui rappelle celles déployées à très grande échelle par l’industrie du tabac dans les années 1950. À cette époque où beaucoup de gens fumaient, des études de plus en plus nombreuses arrivaient à la conclusion qu’il existait un lien de cause à effet entre le tabagisme et le cancer du poumon. Les compagnies de tabac se sont solidarisées et ont créé leurs propres « instituts » de recherche pour contredire les travaux légitimes et semer le doute dans la population sur les méfaits de la cigarette. Résultat : elles ont réussi à faire écran au vrai consensus scientifique et ont retardé l’adoption de mesures de santé publique antitabac.

Les pétrolières ont fait de même pour semer le doute sur la science des changements climatiques. Idem pour l’industrie du sucre, afin de maquiller les dangers d’une surconsommation de leur produit, et bien d’autres encore (voir plus bas). En fait, les cas de manipulation de la science ont été si nombreux qu’ils ont donné naissance à un champ de recherche qui leur est consacré : l’agnotologie. Alors que la désinformation semble omniprésente, l’agnotologie vit-elle son âge d’or ?


Pour l’agnotologiste, l’ignorance n’est pas qu’une absence de savoir, elle peut aussi être l’occultation intentionnelle d’un savoir existant.


Tristes dossiers

Faire fi d’un consensus scientifique, cacher des données importantes, semer le doute sur des informations solides en leur opposant des études « alternatives ». L’histoire moderne est parsemée de ces « moments de grâce » où des industriels ou des politiciens (ou les deux !) ont tenté d’imposer l’ignorance là où se trouvait pourtant la connaissance. En voici quelques-uns :


Les risques sanitaires d’une exposition à l’amiante ont commencé à être connus au tournant des an­nées 1900. Malgré cela, le Canada et le Québec choisissent de favoriser l’industrie au détriment de la santé, en mi­ni­misant les risques. Ce n’est qu’en 2016 que le gouvernement canadien bannit finalement l’utilisation d’amiante au pays, de même que son exportation et son importation.

Les fabricants de préparations pour nourrissons diabolisent le lait maternel depuis 1878 (!) afin d’augmenter leurs ventes. Ils ont initialement présenté cette préparation comme une façon de lutter contre la mortalité, les maladies et la malnutrition des petits, d’abord en Occident, puis en Afrique et en Asie.

L’industrie des sports professionnels a longtemps nié la gravité des cas de commotions cérébrales et leurs conséquences, malgré les données scientifiques. C’est un sujet que les agnotologistes ont pu étudier.

Malgré un consensus scientifique atteint dès le milieu des années 1990 au sujet du rôle des activités humai­nes sur le climat, des industries et des groupes de réflexion ont misé sur les incertitudes des modèles pour faire persister le doute dans l’espace public.

L’ignorance peut prendre plusieurs formes. « Il y a l’ignorance native, c’est-à-dire celle qui existe naturellement avant qu’on cherche des réponses, précise Martin Carrier, philosophe des sciences à l’Université de Bielefeld, en Allemagne. 

Ensuite, il y a l’ignorance passive, celle qui naît des choix de recherche. En mettant l’accent sur les antibiotiques pour combattre les microorganismes pathogènes, par exemple, on a complètement écarté les phages, ces virus qui attaquent les bactéries. On a donc entretenu indirectement l’ignorance à leur sujet. Et il y a l’ignorance planifiée, en tant que stratagème. Les compa­gnies, les gouvernements, l’armée créent beaucoup d’ignorance. »

Il existe plusieurs stratégies pour aboutir à ce troisième type d’ignorance. « On peut supprimer des données, comme la pharmaceutique Merck qui a dissimulé les risques de décès causés par le Vioxx, son médicament destiné à soulager les dou­leurs arthritiques, poursuit-il. On peut aussi souligner les biais méthodolo­giques des études défavorables. L’industrie du tabac considérait que les essais sur des rats n’étaient pas valables et que la seule bonne façon de vérifier la toxicité aurait été des tests sur des humains. Mais comme c’était impensable, on devait laisser la question ouverte ! » Il faut d’ailleurs souvent des scientifiques pour arriver à produire de la mauvaise science crédible.


Grâce à leurs recherches, les agnotologistes ont pu dresser une liste des petits et grands stratagèmes déployés par celles et ceux qui ont déjà tenté de noyer la vérité. Parue dans PLOS ONE en 2021, leur liste en compte 64, répar­tis en 19 catégories (l’industrie du tabac co­che les 19 !). Du financement de programmes de recherche « sûrs » à l’embauche de firmes juridiques et de relations publiques pour gérer ces re­cherches, en passant par des campa­gnes de publicité pour discréditer la science défavorable et le salissage de réputation de scientifiques, le petit livre d’instructions de l’agnogénèse (la fabrication d’igno­rance) est bien fourni.


Pourquoi tant d’efforts pour semer l’ignorance ? L’étude de PLOS ONE indique que « ces efforts servent […] à affaiblir les politiques publiques, à prévenir les litiges et à maximiser l’utilisation des produits/pratiques de l’industrie – ce qui maximise la rentabilité de l’entreprise ». Bref, une histoire d’argent.

Le discours sème le doute.

Jusqu’aux sphères politiques

Les politiciens, politiciennes et fonctionnaires aussi peuvent contribuer à semer l’ignorance. Le monde scientifique américain avait d’ailleurs été fortement ébranlé lorsque le gouvernement de Donald Trump avait interdit l’utilisation de certains termes aux Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, dont l’expression « données probantes ».

Au Québec, l’ancien directeur de la santé publique Horacio Arruda a-t-il agi de manière à maintenir l’ignorance quand il a demandé que soient retirées d’un rapport des statistiques de cancers inquiétantes liées aux rejets d’arsenic de la Fonderie Horne dans l’air de Rouyn-Noranda? Le principal intéressé a affir­mé publiquement ne rien avoir voulu cacher : il souhaitait plutôt reporter le dévoilement des données. Difficile, avec cette excuse, de l’accuser d’agnogénèse. « Je suis plutôt d’avis qu’il s’agit d’une manœuvre politique et non d’un cas d’agnotologie au sens strict », suggère Serge Larivée.

Comment, donc, lorsque survient un débat et que des visions scientifiques et économiques s’affrontent, savoir si l’on a affaire à des stratégies agnotologiques ? Les études rassurantes sur le temps d’écran acceptable pour les enfants sont-elles orientées par les fabricants de jeux vidéo ? Comment ne pas voir des complots partout, mais les repérer quand c’est le cas ?

Pour monsieur et madame Tout-le-Monde, il faut remonter aux sources et trouver d’où proviennent les informations scientifiques avancées, recommande Serge Larivée. « Les données ont-elles été publiées dans une revue sérieuse, avec processus de révision par d’autres experts, ou sont-elles diffusées directement par les chercheurs ? Les études ont-elles été menées dans des lieux de recherche indépendants, comme des universités, ou par des “instituts” créés spécifique­ment par l’industrie impliquée dans le débat ? Les décideurs tiennent-ils compte de toutes les études crédibles disponibles ou retiennent-ils seulement celles qui confirment leur position ? Les réponses à ces questions devraient dicter le niveau de confiance qu’on peut accorder à des études et aux décideurs. »

Dans tous les cas, à la lumière de ce qui s’est passé avec la pandémie de COVID-19, les autorités de santé publique et le personnel de la santé « devraient être formés pour identifier les stratégies agnotologiques », écrit le chercheur brésilien en maladies infectieuses Carlos Magno Castelo Branco Fortaleza.

Quant aux chercheurs et chercheuses qui s’intéressent aux politiques publiques, « ils doivent cesser d’ignorer l’ignorance », affirmait un duo autrichien dans la revue savante Policy Sciences en 2019. Il soutient que l’analyse des politiques publiques demeure centrée sur la connaissance et qu’elle est donc « incapable de ren­dre compte de la production active d’ignorance en tant que caractéristique essentielle et constitutive de l’élaboration des politiques, ainsi que des politiques et des luttes de pouvoir qui la façonnent ».

 « Les décideurs ont tendance à placer les citoyens dans une situation de déficit de connaissance et de déficit de compréhension… On considère qu’ils ne sont pas équipés pour comprendre les enjeux et que la décision finale doit être laissée aux experts. C’est une posture technocratique dépassée, dangereuse et contre-productive. On oublie que “les citoyens” ne sont pas un groupe homogène. Certains ont un bagage scientifique qui fait d’eux des adversaires de taille dans un débat », souligne Isabelle Arseneau.

Voilà donc un champ de recherche que les scientifiques devront continuer à creuser. Car, comme le disait Robert Proctor, en 1995, « on en sait trop peu sur l’ignorance ».

Exemple

Tristes dossiers

Faire fi d’un consensus scientifique, cacher des données importantes, semer le doute sur des informations solides en leur opposant des études « alternatives ». L’histoire moderne est parsemée de ces « moments de grâce » où des industriels ou des politiciens (ou les deux !) ont tenté d’imposer l’ignorance là où se trouvait pourtant la connaissance. En voici quelques-uns :


Les risques sanitaires d’une exposition à l’amiante ont commencé à être connus au tournant des an­nées 1900. Malgré cela, le Canada et le Québec choisissent de favoriser l’industrie au détriment de la santé, en mi­ni­misant les risques. Ce n’est qu’en 2016 que le gouvernement canadien bannit finalement l’utilisation d’amiante au pays, de même que son exportation et son importation.

Les fabricants de préparations pour nourrissons diabolisent le lait maternel depuis 1878 (!) afin d’augmenter leurs ventes. Ils ont initialement présenté cette préparation comme une façon de lutter contre la mortalité, les maladies et la malnutrition des petits, d’abord en Occident, puis en Afrique et en Asie.

L’industrie des sports professionnels a longtemps nié la gravité des cas de commotions cérébrales et leurs conséquences, malgré les données scientifiques. C’est un sujet que les agnotologistes ont pu étudier.

Malgré un consensus scientifique atteint dès le milieu des années 1990 au sujet du rôle des activités humai­nes sur le climat, des industries et des groupes de réflexion ont misé sur les incertitudes des modèles pour faire persister le doute dans l’espace public.

Source 2022

https://www.quebecscience.qc.ca/societe/


Livre

L'enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes Jean-Claude Michéa

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