Comment les applis nous transforment en zombies

bataille de l’attention
Depuis environ vingt ans, le numérique transforme en continu et en profondeur l’ensemble des paradigmes fordistes de production et de consommation de masse, impulsant un changement de cadre conceptuel communément nommé « économie de l’attention ». Celle-ci a été formalisée tour à tour par les chercheurs Herbert Simon et Yves Citton (lire aussi la chronique « L’attention, le nouveau graal du marketeur »).
Harris, est l’un des lanceurs d’alerte les plus actifs. La publication au printemps 2016 d’un billet dans lequel il démonte méthodiquement les mécanismes de manipulation de nos vulnérabilités psychologiques ne cesse de faire parler de lui.

Le design de nos fragilités
Au cœur du design des applications Google de 2013 à 2016, Tristan Harris a observé de l’intérieur les abus de conception des interfaces. La limite ? Aucune, à l’exception du seul seuil de saturation physique des utilisateurs.

 Il dénonce cinq techniques en particulier :

1. Contrôler nos choix via des menus orientés. Les menus contrôlent le choix et par extension prédéterminent certaines options (proposées) au détriment d’autres (celles qui n’apparaissent pas). En effet, lorsqu’on nous propose une sélection d’items, nous aurons tendance à choisir parmi la liste proposée plutôt qu’à nous demander ce qui ne nous est pas proposé. Or, quels arbitrages, quels biais se cachent derrière ce « téléguidage » ? Ici se pose la question du libre choix, voire du libre arbitre.

3.Profiter de notre anxiété numérique (ou FOMO, pour « Fear of Missing Out »). Sur le Web, nous avons en permanence peur de manquer quelque chose d’important. Or, si l’interface est perçue comme un canal d’informations, de messages ou d’amitiés, elle sera alors d’autant plus difficilement « désactivable ». Cette anxiété nous incite, voire nous contraint, à consulter très régulièrement nos applications, nos mails et nos notifications sans qu’à aucun moment nous nous interrogions sur ce que Tristan Harris appelle « le bon usage du temps ».

4. Activer notre besoin d’approbation sociale. « Nous sommes tous vulnérables à l’approbation sociale. Le besoin d’appartenir, d’être approuvé ou apprécié par nos pairs fait partie des motivations humaines les plus élevées », explique Tristan Harris. Le designer prend l’exemple d’un ami qui le taggue sur Facebook. A priori, il est difficile d’imaginer comment les entreprises pourraient s’emparer de ce choix. En réalité, Facebook nous suggère explicitement le tag. Plus généralement, toutes les actions que nous entreprenons (tag, like, share, follow…) nous sont soufflées par le design lui-même. Ces actions sont les pierres angulaires du système d’approbation des réseaux sociaux auquel sont particulièrement perméables certaines cibles, à commencer par les adolescents.

5. Enclencher la réciprocité sociale. Tristan Harris rappelle que « nous sommes vulnérables au besoin de réciprocité. Mais comme avec l’approbation sociale, les entreprises technologiques manipulent la fréquence à laquelle nous allons éprouver ce besoin ». Ainsi, les sms, les messages, les mails, les likes et les shares sont autant d’outils de réciprocité sociale auxquels nous sommes sensibles. Le secret ? L’asymétrie de perception. Lorsque vous recevez une invitation de quelqu’un pour entrer en contact sur Facebook ou sur Linkedin, vous imaginez que cette personne a fait le choix conscient de vous inviter, alors qu’en réalité, elle a certainement répondu inconsciemment à la liste de profils qui lui ont été suggérés par le système. « En d’autres termes, explique Tristan Harris, ces plateformes transforment vos pulsions inconscientes (« ajouter » une personne) en nouvelles obligations sociales. »

« Nos actions ont été volontairement mécanisées », pour B.J. Fogg, professeur au Stanford Persuasive Technology Lab. Nous, l’armée d’utilisateurs accros, serions donc devenus à notre insu les petites mains (au sens propre et figuré) de cette nouvelle industrie. De nos actions digitales dépend désormais la valeur économique des plateformes Web dont on peut mesurer la puissance et le pouvoir à l’aune de « la force des habitudes qu’elles ont créées chez leurs utilisateurs ». Pire, il y aurait « un conflit fondamental entre ce dont les gens ont besoin et ce dont les entreprises ont besoin ».


Asma Mhalla 

https://twitter.com/AsmaMhalla

Experte en « tech policy » et professeure à Sciences Po Paris, où elle enseigne les enjeux éthiques et politiques de l’économie numérique, elle est également membre du comité scientifique de l’observatoire de l’éthique publique (OEP) et chercheuse invitée à l’Institut Mines Telecom. Par le prisme des modèles économiques de la donnée, […]

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