en finir avec l'idée que les pauvres gèrent mal leur argent
Pablo Picasso, Ménage de pauvres, 1903,
oil on canvas, 81.5 × 65.5 cm, National Museum of Art, Norway,
Entretien |Souvent perçus comme des assistés, de mauvais gestionnaires, les pauvres ont en fait des stratégies rationnelles pour leurs dépenses, explique le sociologue Denis Colombi.
Depuis le début de la pandémie, les personnes en difficultés sociales sont de plus en plus nombreuses. "Du jamais vu depuis la Seconde Guerre mondiale", alerte le Secours populaire.
Un regard critique, dévalorisant voire moralisateur est souvent porté sur les pauvres et leurs comportements. Dans son ouvrage Où va l’argent des pauvres. Fantasmes politiques, réalités sociologiques (éditions Payot), le sociologue Denis Colombi démontre que les plus pauvres gèrent leur argent de manière tout à fait rationnelle.
Utilisation de l’allocation de rentrée scolaire, files d’attente devant certains magasins : pourquoi les dépenses faites par les plus pauvres suscitent-elles des débats récurrents ?
Cela raconte aussi, paradoxalement peut-être, que l'on déconnecte la question de la pauvreté de celle de l'argent. On fait comme si ce dont avaient besoin les pauvres, c’était de tout sauf d’améliorer leurs conditions de vie. Comme si la pauvreté n’était pas due à un manque d’argent, mais à une tare, un défaut, une incapacité de la part des pauvres. Or tous les travaux dont je rends compte dans mon livre montrent que les pauvres ne gèrent pas plus mal leur argent que les autres. Et même dans certains cas, ils le font mieux. Et qu’en tout cas ce n’est pas leur capacité à gérer leur argent qui constitue un problème.
Vous soulignez même la rationalité avec laquelle les plus pauvres gèrent leur argent.
Effectivement il peut y avoir de bonnes raisons d’utiliser une allocation pour autre chose que ce pour quoi elle est prévue. Les plus pauvres gèrent leur budget avec des stratégies rationnelles, compréhensibles et souvent en fait assez malignes. Elles ne correspondent pas à une incapacité à se contrôler, mais répondent au contraire aux défis auxquels on fait face lorsque l’on est pauvre. Par exemple, l’une des façons de gérer la pauvreté est lorsqu'on touche un revenu, de tout dépenser immédiatement. Cela peut sembler complètement irrationnel quand on est de classe moyenne supérieure, parce qu'on se dit qu’il faudrait le garder ou faire la liste des dépenses. Mais la stratégie peut être de tout dépenser avant de devoir payer des agios ou autres. On peut certes remettre en cause ce type de rationalité, mais c’est alors un point de vue complètement extérieur à la pauvreté et qui souvent survalorise les capacités à s'en sortir.
A quoi et à qui servent ces représentations des pauvres ?
Qu’est-ce qui nourrit ces phénomènes ?
C’est-à-dire qu’on plaque nos points de vue et représentations ?
Par exemple, on se dit “moi si j’étais pauvre, j’épargnerais”. On ne se rend pas compte qu’il existe déjà certaines formes d'épargne dans les classes populaires, même si elles ne prennent pas une forme monétaire. Par exemple, le stockage de nourriture. Les biens sont moins volatiles que l’argent sur un compte en banque car il suffit d'une facture imprévue, des agios ou autre, pour que l’argent fonde comme neige au soleil. Quand on est pauvre, laisser de l’argent sur son compte est plus dangereux que de le stocker, sous forme de nourriture par exemple. Or ce comportement, nécessaire dans cette situation, n'est pas valorisé, parce qu’il n’est pas considéré comme de l’épargne et est moins efficace puisqu’il ne produit pas d’intérêts.
Ce sont ces stratégies qu’il faudrait davantage reconnaître ?
Souvent, quand on aborde la question de la pauvreté, on donne l’impression qu’il faudrait que les pauvres adoptent le comportement qui leur permet de devenir vraiment riches. Par exemple, s’ils mettaient de de l’argent de côté, ils pourraient lancer une entreprise. Alors que le plus souvent, le premier problème des pauvres, c’est simplement de survivre. Car pour devenir riches ils devraient faire des efforts démesurés par rapport à ce qui est vraiment possible.
Est-ce que la crise peut changer ce regard sur les pauvres ?