«Magasins sans employés: une économie hors-sol ne peut être qu'inhumaine»
source article
«Magasins sans employés: une économie hors-sol ne peut être qu'inhumaine»:
par Gaultier Bès et Sibylle de Corbiac sont membres de la rédaction de Limite, la revue d'écologie intégrale.
Servir l'individu ou l'asservir? C'est la question que pose, une fois de plus, l'apparition d'un nouveau dispositif technologique, censé faciliter la vie du consommateur, mais le soumettant davantage encore à la loi de la machine et du marché.
Les caissiers à la casse
Les groupes de la grande distribution tentent de remplacer peu à peu les commerces traditionnels.D'ici quelques jours, le groupe Auchan poursuivra sa conquête du marché «phygital» (contraction de physique et digital) avec l'ouverture, à Villeneuve-d'Ascq, d'un «Auchan Minute». Magasin hyper-connecté, sans caisse ni employé, il se présente comme une sorte de distributeur géant, un container de 18m2, accessible grâce à un smartphone 24h sur 24 et 7 jours sur 7.
Depuis le mois de septembre 2017, soit un peu moins d'un an et demi, le groupe a testé et déployé plus de 700 unités en Chine. Il s'agit aujourd'hui de la première étape pour introduire et étendre le modèle sur le territoire français. La société tente ainsi de se positionner sur le secteur notamment face à Amazon Go, ou encore à la société Novendis qui a lancé son premier magasin sans employé en novembre 2017 près de Grenoble. «Pour l'enseigne Auchan,cela permet de mieux connaître les attentes des clients dans un rayon de 5 kilomètres, et de tisser un lien plus fort avec nous apprend-on dans la présentation d'Auchan Retail. Le gain de temps, la facilité d'usage, et l'accès illimité sont d'autres arguments avancés dans l'intérêt du consommateur.
Depuis le mois de septembre 2017, soit un peu moins d'un an et demi, le groupe a testé et déployé plus de 700 unités en Chine. Il s'agit aujourd'hui de la première étape pour introduire et étendre le modèle sur le territoire français. La société tente ainsi de se positionner sur le secteur notamment face à Amazon Go, ou encore à la société Novendis qui a lancé son premier magasin sans employé en novembre 2017 près de Grenoble. «Pour l'enseigne Auchan,cela permet de mieux connaître les attentes des clients dans un rayon de 5 kilomètres, et de tisser un lien plus fort avec nous apprend-on dans la présentation d'Auchan Retail. Le gain de temps, la facilité d'usage, et l'accès illimité sont d'autres arguments avancés dans l'intérêt du consommateur.
Le container d'Auchan est aussi prêt à livrer, une fois l'accord des autorités obtenu, et rend possible un déploiement très rapide sur le marché. Les différents concurrents visent la conquête du marché de commerce de proximité: en supprimant les coûts de main-d'œuvre, et par là en réduisant leurs charges, les groupes de la grande distribution tentent de remplacer peu à peu les commerces traditionnels.
Ces stratégies commerciales n'ont rien d'étonnant: elles sont la conséquence logique d'une conception déshumanisante du travail, réduit à un pur coût économique. À force de vouloir rationaliser à tout prix la chaîne de production, le productivisme a bien souvent vidé le travail de son contenu, et donc de son sens. Bien souvent, du point de vue de l'employeur, il semble ne plus guère avoir de valeur en soi - à peine celui de permettre à une personne, par son labeur, de subvenir à ses besoins. Il est relégué dans la catégorie des contraintes à éliminer:
contrainte pécuniaire, contrainte temporelle, aussi, qui limite par les horaires d'une vie humaine la possibilité du sacro-saint consommateur de jouir sans entrave de la camelote industrielle ; et par là, à la société de distribution, de la vendre sans entrave. En l'occurrence, quand le caissier est réduit à sa caisse, soumis aux cadences d'une machine, faut-il s'étonner qu'il finisse par disparaître? Une comédie sociale de Louis-Julien Petit, Discount, sortie en 2015, met bien en lumière cet engrenage: la mise en concurrence des caisses automatiques et des caissiers prépare l'éviction des humains, jugés moins compétitifs que les machines.
À force de vouloir rationaliser à tout prix la chaîne de production, le productivisme a bien souvent vidé le travail de son contenu, et donc de son sens. Les travailleurs doivent s'adapter aux contraintes du marché global et du progrès technique, sous peine de rejoindre le banc des millions de chômeurs français. Marche ou crève, le capitalisme te connecte ou t'éjecte.
La seule logique du profit
Ainsi, les citadins privilégiés, que le marketing cible comme clients de ces nouveaux magasins, n'auront pas à s'offusquer de voir disparaître les traditionnels caissière et épicier, puisque d'un point de vue purement financier ces métiers n'avaient aucune valeur ajoutée. Le e-consommateur est capable de scanner sa carte tout seul, et même d'utiliser son smartphone tout seul. Mais derrière cette autonomie superficielle, s'exerce une aliénation radicale: notre quotidien est plongé de plus en plus profondément dans le grand bain consumériste, d'autant plus insidieusement que cette soumission se pare des atours de la liberté. Le consommateur est libre, libre de consommer 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, de jour de comme de nuit, dans un lieu sans horaires et sans visages. Libre de subir sans répit les injonctions marketing du libéralisme intégral. Car la disparition du commerçant est tout sauf la disparition du commerce, et des profits de la grande distribution. Il ne s'agit que de
l'automatiser un peu plus pour accroître les marges. Autrement dit, le vendeur disparaît, l'actionnaire reste.
La désocialisation de la relation marchande est une étape logique de la financiarisation de l'économie: le «magasin sans employé» est le produit du trading haute fréquence.Les anciens employés, et tous les «sans smartphone», eux, resteront sur le seuil de ces échoppes high-tech. Les écrans interposés et caméras de surveillance assureront la fonction commerciale, laissant l'homme assouvir ses besoins artificiels dans une illusion insolente d'indépendance. Certes, on ne peut pas dire que les interactions sociales dans les boutiques classiques se suffisent à elles-mêmes, mais au moins y côtoie-t-on d'autres êtres humains. Le vendeur, même si son travail est largement mécanisé, évoque le producteur déjà bien lointain de la denrée dont nous nous apprêtons à jouir, et maintient la relation marchande dans une dimension humaine, familière.
Un capitalisme sans visage
En remplaçant le regard humain, toujours subjectif, par la fausse neutralité des machines, on ne libère pas le consommateur, on le déresponsabilise.Car cette virtualisation qu'on nous présente comme un avantage est en réalité d'abord une perte, perte de cette socialité qui intègre l'individu dans une continuité humaine visible, du producteur au consommateur en passant par le vendeur, perte de cette matérialité de nos actes qui nous rappelle qu'il a fallu du temps, des ressources, de l'énergie, de la fatigue, pour que cette salade pousse, pour que ce vêtement soit cousu, pour que ces couches soient assemblées. L'omniprésence des écrans fait disparaître, derrière la grande surface lisse du marketing, la réalité de conditions de production, socialement et écologiquement souvent très problématiques. Dans L'Obsolescence de l'homme, le philosophe Günther Anders parlait déjà de l'ère du push button qui transforme l'individu en consommateur inconscient et compulsif. Que dirait-il aujourd'hui où les boutons poussoir ont été remplacés par des liens suggérés par des algorithmes qu'il suffit d'effleurer du doigt?
En remplaçant le regard humain, toujours subjectif, par la fausse neutralité des machines, on ne libère pas le consommateur, on le déresponsabilise. En minorant la dimension «physique» de ses achats, on l'aliène un peu plus en lui faisant croire qu'il peut non seulement se passer de l'autre, mais de lui-même.
Que faire alors face à ces évolutions? Cultivons notre jardin, désertons les grandes surfaces au profit des marchés et des petits commerces, privilégions une alimentation locale, saisonnière, et biologique, et les produits artisanaux. Bref, choisissons une économie qui assume la matérialité et la socialité du travail humain, au lieu d'en masquer le coût réel par des artefacts technico-commerciaux.