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Par Cyrille Frank, auteur de Mediaculture.
Lunettes en réalité augmentée, impression 3D, internet des objets… les pontes de la Silicon Valley et les vendeurs de pelles ne jurent que par ces innovations incroyables qui vont changer nos vies, ils en sont sûrs. C’est oublier un peu vite les freins
socio-culturels.
Chaque jour apporte son lot d’inventions et d’innovations technologiques relayées par une presse technologique enthousiaste et une multitude de “geeks” plus ou moins béats d’admiration. Les nouveautés de la Silicon Valley, qui abrite le noyau de start-up le plus dynamique au monde, est relayé par une multitude de sites et blogs américains qui promeuvent cette idée de “révolution technologique permanente”.
Pourtant, régulièrement depuis 15 ans, la Silicon Valley se plante. Lorsqu’elle porte au pinacle en 2003 un réseau social en 3D, le fameux “Second Life”. Une plateforme totalement moribonde aujourd’hui pour n’avoir conquis, dès l’origine, qu’une poignée d’ultra-branchés. La Silicon Valley se rate lorsqu’elle vante la naissance d’un nouveau modèle commercial “disruptif”, l’achat groupé, avec “Groupon”, aujourd’hui confronté auxpires difficultés économiques.
Elle a tort encore, quand elle annonce une nouvelle ère de diversité culturelle grâce à la “longue traîne”, théorie développée par Chris Anderson, ancien rédacteur en chef dumagazine Wired. Hypothèse (hélas invalidée), selon laquelle le numérique permettant une diversification infinie de l’offre (pas de problème de stockage, ni distribution), il favorise la diversité de la consommation culturelle.
CE N’EST PAS PARCE QU’UNE CHOSE EST POSSIBLE, QU’ON VA LA FAIRE !
Chris Anderson a prophétisé le succès foisonnant des artistes méconnus grâce au fait qu’il leur était désormais beaucoup plus facile d’intégrer le marché (coût d’enregistrement, de fabrication ou de distribution beaucoup plus faibles). Sauf que, côté consommateurs, devant le foisonnement de l’offre, la recommandation, orchestrée par les producteurs-distributeurs-médias, restait primordiale. Résultat : aujourd’hui comme avant, les mêmes blockbusters tiennent le haut du pavé des ventes de biens culturels (livre, musique etc.)
De manière générale, les usages progressent moins vite que les innovations technologiques. Ce n’est parce qu’une chose est possible, qu’on va effectivement le faire. Combien de temps ce nouveau service me prend-il pour quel bénéfice réel ? Au détriment de quelle activité, ce surcroît de temps se fera-t-il ? Le jeu en vaut-il la chandelle ?
Je peux aujourd’hui, en jouant sur toutes les promotions possibles des marques en magasin, réaliser des économies substantielles (voire manger à l’oeil, moyennant quelques carences et prise de poids morbide). Mais il faudrait que j’y consacre un temps et une énergie prodigieuse. Concrètement, personne ne le fait, sinon les névrosés profonds (copyright Emmanuel Torregano).
QUAND LES INVENTIONS ECHAPPENT A LEURS CREATEURS
Pléthore d’exemples montrent comment les inventions sont détournées de leur usage initial, témoignant ainsi du décalage complet entre les concepteurs et les pratiques du plus grand nombre.
L’une des premières applications du téléphone, qui a assuré sa notoriété, fut le théâtrophone de 1879. Il s’agissait de transmettre en direct des concerts ou des pièces de théâtre à plusieurs destinataires. Les inventeurs du téléphone étaient loin d’imaginer que leur invention allait surtout permettre aux gens de converser sur des sujets plus ou moins futiles.
Internet a été conçu par des chercheurs et universitaires comme une bibliothèque universelle en ligne. C’est devenu un gigantesque magasin où l’on discute et on se divertit (même si l’on y glane au passage quelques infos pour alimenter les deux besoins pré-cités).
Plus récemment, Twitter lancé en 2007, a été pensé comme un outil de micro-bloguing illustré par la signature de l’époque “what are you doing?” (que faites-vous?). Fort heureusement, les utilisateurs y ont trouvé une fonction bien plus intéressante : la transmission d’informations. Le réseau social est donc devenu un outil pour s’informer et le slogan a muté en “Yours to discover” (A vous la découverte).
Les inventeurs sont souvent comme ces parents navrés de voir leur bambin jouer avec l’emballage du cadeau qui leur a coûté les yeux de la tête.
LES USAGES NE PEUVENT ETRE DICTÉS PAR DES INFORMATICIENS
Du temps de la domination Intel-Microsoft, le modèle d’ordinateur que s’échinait à vendre ce méphitique binôme, c’était la super-calculette. Il fallait le PC le plus puissant, le Pentium III machin-chose, la DRam bidule, le bus à x mégahertz (tiens les bus étaient déjà électriques, quelle avance). Les taux d’équipement progressaient mollement, à grand renfort de bourrage de crâne publicitaire.
Et puis, en 1996, Steve Jobs est revenu aux affaires et a mis fin au squetch. Il a compris que l’usager normal se moque éperdument de la tambouille interne des machines. Il a décidé d’inventer plutôt un truc beau, que l’on peut mettre dans son salon, que l’on pourra exhiber fièrement et que l’on prendra donc plaisir à acheter.
Ainsi est né l’iMac, le premier PC qui pouvait s’accorder à la couleur de vos rideaux. Et qui a eu le succès planétaire que l’on sait. Par la suite, Jobs enfoncera le clou en peaufinant le design des iPod et iPhones, jusqu’à rendre marteau ses ingénieurs. Mais démocratisant par ce biais l’informatique et les objets technologiques, comme personne avant lui. Steve Jobs n’était pas un geek, c’était un virtuose du marketing et un fan de design.
L’ingénieur, le technicien, ne peuvent inventer des produits qui marchent, parce qu’ils ne sont précisément pas comme tout le monde. C’est comme demander à un juriste d’écrire un article dans un journal grand public. Il ne pourra pas, sauf exception, penser comme vous et moi. Et comprendre par exemple qu’il vaut mieux écrire “faire appel” qu’”interjecter appel”, sinon docteur Ross, on perd le patient. Pardon, le lecteur.
NON, MADAME MICHU N’INSTALLERA PAS D’APPLI DE SCAN SUR SON MOBILE
L’informatique n’a aucun intérêt en soi, on ne veut pas savoir comment ça fonctionne, on veut juste que ça fonctionne. Les technologies, on s’en tamponne méchamment le coquillard, ça pourrait bien fonctionner à la vapeur d’eau ou à l’incantation magique… Tant que ça envoie des e-mails à la famille, ça publie des photos des vacances à Djerba et ça fait tourner des vidéos marrantes, ça nous va.
Les ordinateurs, le mobile, c’est sympa. Mais il ne faut pas que ça nous prenne trop de temps. Faut aussi qu’on puisse regarder la télé, sortir, jardiner, bricoler… En gros, vivre, tout bêtement. Et que ça soit pas trop compliqué, hein ! Les technos, c’est comme les blagues, s’il faut un manuel d’explications, c’est mort. Les fonctionnalités avancées, la personnalisation de l’outil, les sous-menus trop “cool” qui permettent de transformer son appareil en fil à couper la roue… En fait, ça n’intéresse qu’une poignée de geeks et de professionnels qui en vivent (les vendeurs de pelle).
C’est pour cela que Google a mis fin à son lecteur RSS, c’est la raison pour laquelle Twitter ne décolle pas dans les usages réels. C’est ce qui explique que les QR codes sont très peu utilisés par monsieur et madame “tout le monde” (moins 15% des utilisateurs équipés de mobiles dotés d’une application dédiée, soit une pénétration ridicule sur l’ensemble de la population).
Non, madame Michu ne va pas rechercher une appli de scan, l’installer sur son mobile, scanner une affiche en pleine rue pour lancer une video fun sur le site, ou détaillant les fonctionnalités incroyables du produit. Madame Michu, elle s’en cogne proverbialement de cette pub et du produit. Elle a d’autres soucis en tête, à commencer par la météo.
Il a fallu attendre qu’Apple invente la molette pour que les baladeurs électroniques multimédia se vendent vraiment (iPod). Il a fallu l’invention du touchpad qui mettait fin aux navigations laborieuses par menus et sous-menus, pour que les ventes de smartphones décollent (iPhone). Il faudra inventer un système automatique et indolore si l’on veut généraliser du push d’information contextuelle.
LA TECHNO EST LIMITEE PAR LE CULTUREL
Il ne faut pas négliger l’importance des freins socio-culturels au développement des usages. En France, on ne demande pas une réduction Foursquare au restaurant, c’est aussi gênant que de demander un doggy bag à la fin du repas. Ici on retrouve la fameuse distinction entre pays protestants et catholiques, si bien décrite par Max Weber dans“l’éthique protestante ou l’esprit du capitalisme”.
On ne se balade pas avec des lunettes immondes qui nous font repérer et nous singulariser de la pire manière. Le besoin “d’exister” à ce prix est un truc de névrosé ou de nerd. Comment ça, c’est pareil ? (Halte au feu, je plaisante. Quoi que). On ne sort pas son appareil photo en pleine rue pour scanner un bâtiment en réalité augmentée. C’est trop bizarre, c’est un effort incongru, hors des habitudes normales.
Il ne faut pas demander aux gens de faire un effort pour s’adapter au matériel, mais bien plutôt le contraire ! Les lunettes interactives (Google glass par exemple) demandent une certaine pratique, cela donne des maux de tête, voire des nausées au début. Cela ne marchera donc pas plus que la télé 3D. Du moins tant qu’on n’aura pas inventé l’astuce ergonomique qui permet de s’en servir sans y penser et sans désagrément. Ou peut-être justement, contrôlées par la pensée ? Nous n’y sommes pas encore…
L’internet des choses, dernier mot-valise en vogue, permettra à tous paraît-il de porter des appareils connectés, les “wearable devices”, comme on dit quand on est à la page (in, bath, swag, câblé ?). Mais pour faire quoi ? Savoir combien de pas on a réalisés dans la journée, de calories on a brûlées, de périodes de sommeil profond on a eu dans la nuit ? Cela intéresse une minorité de gens, car le service reste faible : cela rend-il vraiment ma vie plus facile, plus riche, amusante et intéressante ? La réponse est non, c’est un gadget qui plaît donc à un public limité comme les ventes et les usages déclinants en attestent.
Les exemples d’innovations géniales, encensées par les magazines techno et qui échouent ou peinent à s’imposer, sont légion. Du portefeuille électronique, à la Kinect en passant par le livre électronique (3% du chiffre d’affaire des éditeurs en 2012 !)…
Il ne s’agit pas d’adopter la posture rigide du vieux con pour qui “ça ne marchera jamais”. Mais entre l’optimisme technophile béat et le refus du changement, il y a une marge. Elle passe par l’étude des usages réels du plus grand nombre, et pas celle des geeks.
Par Cyrille Frank, auteur du blog Mediaculture
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