Une prothèse dans le cerveau pour doper la mémoire | Passeur de sciences

Une prothèse dans le cerveau pour doper la mémoire | Passeur de sciences:

Pour l'éditeur américain Merriam-Webster, spécialisé dans les dictionnaires, le mot de l'année est "science". En 2013, c'est en effet ce mot qui a enregistré, sur le dictionnaire en ligne de cet éditeur, la 
plus forte augmentation de la consultation : + 176 % par rapport à 2012. Même s'il n'est pas forcément aisé d'interpréter ce phénomène, il traduit une véritable interrogation du public anglo-saxon pour ce domaine de l'activité humaine. On me demande souvent ce qui, dans la science, m'a plu – et me plaît toujours – au point de lui avoir consacré ma carrière alors que le journalisme connaît des voies plus faciles ou plus prestigieuses. J'explique d'abord que la science constitue une ouverture au monde, la réponse la plus complète et la plus précise à ma curiosité sur la nature. Tout de suite après vient un second élément de réponse qui, souvent, surprend mes interlocuteurs : pour moi, la science c'est aussi de l'imagination, celle des chercheurs qui vont aller là où personne ne s'est aventuré par la pensée et qui vont élaborer des expériences dont on n'avait pas eu l'idée auparavant.

C'est typiquement ce qui m'a captivé dans le travail que vient de réaliser une équipe américaine, dont les résultats sont publiés dans le numéro de décembre duJournal of Neural EngineeringAvec l'expérience fascinante qu'ils ont menée sur des singes rhésus, ces chercheurs se sont engagés dans la voie de l'amélioration de la mémoire des primates (dont l'homme fait partie) par le biais d'une prothèse neuronale, un dispositif qu'on croyait jusque là réservé à la science-fiction. Quatre macaques rhésus ont, pendant deux ans, été entraînés à un exercice de mémorisation. Les animaux étaient assis devant un écran sur lequel apparaissait un objet pioché au hasard dans un catalogue. Puis l'image s'évanouissait et, au bout d'un certain délai allant entre une seconde et une minute et demie, la seconde partie de l'exercice commençait avec deux versions différentes : soit il fallait retrouver l'objet parmi d'autres, soit il fallait désigner l'endroit de l'écran où il était apparu. Lorsque les singes réussissaient l'exercice, ils recevaient du jus de fruits en récompense et ils n'avaient rien en cas d'échec. Plus il y avait de choix, plus l'exercice était considéré comme difficile. De même, le niveau de succès baissait quand l'attente s'allongeait entre la première et la seconde partie du jeu.
Pour l'expérience proprement dite, les quatre singes ont été opérés de manière à insérer des électrodes dans une région de leur cerveau nommée hippocampe. Il s'agit en quelque sorte du bibliothécaire de notre mémoire, qui encode et classe les souvenirs. L'idée consistait à analyser l'activité de deux zones de l'hippocampe communiquant entre elles lors de la mémorisation. Les singes sont retournés à leurs tests. Les chercheurs se sont aperçus que deux codes différents apparaissaient dans leurs enregistrements : un code dit "fort" quand les "cobayes" se rappelaient la figure (ou son emplacement) et réussissaient l'exercice, un code dit "faible" lorsque la mémoire leur faisait défaut. Ces codes avaient une structure spatio-temporelle bien spécifique et, en en voyant le début, le modèle mis au point pour l'expérience (et déjà testé par la même équipe en 2011 sur des rats) pouvait, en une fraction de seconde, prédire si les singes allaient donner une bonne ou une mauvaise réponse.
On entrevoit déjà la suite. Dans une seconde phase de l'expérience, le modèle a été programmé pour envoyer à l'hippocampe des pulsations électriques imitant le code "fort" lorsque les macaques étaient sur le point de se tromper. Pour le dire autrement, la machine tentait de pallier la défaillance de la mémoire. Les résultats de cette manipulation ne sont pas miraculeux, dans le sens où les singes ne sont pas subitement passés à zéro faute. Mais l'étude montre une amélioration nette et systématique de la performance, ce chez les quatre singes. Plus les chances de se tromper augmentaient en raison de la difficulté accrue de l'exercice (davantage de choix ou délai allongé), plus l'aide de ce qu'on peut appeler la neuroprothèse s'avérait utile.
L'idée des auteurs de ce travail est désormais de développer un modèle non plus spécialisé dans un exercice très spécifique mais qui fonctionne dans tous les domaines de la mémoire, avec pour objectif d'aider les personnes souffrant de la maladie d'Alzheimer ou d'autres pathologies altérant la bonne marche du souvenir. Au-delà de ces applications-là, l'expérience se révèle troublante par le champ des potentialités qu'elle ouvre. On est bien sûr en plein dans la thématique de l'homme augmenté et l'on voit bien que des personnes en bonne santé pourraient aussi améliorer le fonctionnement de leur mémoire avec de pareils dispositifs.
Mais il me semble que les possibilités sont bien plus vastes que cela : ce que montre l'expérience, c'est que l'on peut programmer une machine pour qu'elle s'intercale entre le cerveau et la décision. On peut, en quelque sorte, réintroduire de la "vérité" dans notre encéphale par le biais d'un système électronique et effacer le célèbre "errare humanum est". C'est à se demander si le droit à l'erreur ne risque pas de devenir une des dernières libertés et caractéristiques du vivant. Il n'y a pas si loin entre doper la mémoire et la tromper. A la toute fin de l'étude, dans le paragraphe consacré aux remerciements, on s'aperçoit que ce travail a pour partie été financé par deux bourses de... la Darpa, l'agence de recherche de l'armée américaine.
Pierre Barthélémy (suivez-moi ici sur Twitter ou bien là sur Facebook)
Post-scriptum : après le mot "science", le mot du Merriam-Webster en ligne qui a connu la plus grosse progression en 2013 est "cognitif"...

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