Friedrich Hayek ou le combat du siècle.

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Les Echos:

Ils étaient à la fois adversaires résolus et amis respectueux. Face à Keynes, l'architecte de l'interventionnisme étatique, Hayek restera dans l'Histoire comme l'artisan du libéralisme économique. Un combat acharné qu'il aura mené toute sa vie, au prix d'une longue traversée du désert et de sévères dépressions.

La vidéo a été vue des millions de fois sur Youtube. Une salle de boxe dans les années 1930. Sur un air de hip-hop, deux moustachus s'affrontent... à coups d'arguments économiques. C'est Keynes contre Hayek, « le combat du siècle », annonce l'arbitre ! Un petit film musical tourné en 2011, aussi irrésistible que pédagogique, qui devrait être montré à tous les profanes en économie. Car des décennies après leur duel, les débats qui opposèrent John Maynard Keynes, le grand théoricien de la relance et de l'intervention de l'Etat, à Friedrich Hayek, le pape du libéralisme, n'ont jamais paru autant d'actualité. Deux styles très différents - le premier était plein de charme et terriblement arrogant, le second était un universitaire un peu raide et sans allure - pour deux visions irréconciliables de l'économie. Deux maîtres à penser du XXe siècle qui n'ont cessé de croiser le fer.
Il serait pourtant trompeur de réduire Hayek à cette rivalité. Car il fut bien plus que le gardien intransigeant de la tradition libérale. C'était un brillant touche-à-tout qui a rédigé pas moins de 142 articles, 18 livres et 15 pamphlets. « Personne ne peut être un grand économiste qui n'est qu'un économiste. Et je suis même tenté d'ajouter qu'un économiste qui n'est seulement qu'un économiste est susceptible d'être un fléau, si ce n'est un réel danger », proclamait-il. Hayek croyait au jeu croisé des disciplines pour comprendre la société et son évolution. Il n'appliquait pas l'idéologie libérale à l'économie seule, mais aussi à tous les pans de la vie en société et à l'être humain en général. Philosophie, psychologie, théorie politique, anthropologie culturelle, etc. : son oeuvre, qui couvre un champ considérable, fut fortement influencée par sa jeunesse autrichienne.
Friedrich von Hayek est né en 1899 à Vienne, dans une famille d'intellectuels aisés. C'est à la maison - beaucoup plus qu'à l'école, où il se montre un élève peu appliqué - qu'il fait son apprentissage. Le jeune Hayek forge très tôt son esprit critique et se révèle rapidement éclectique, décrochant trois doctorats. Comme son père, il s'intéresse à la biologie. Mais la Grande Guerre détourne son centre d'intérêt des sciences naturelles vers les sciences sociales. Alors qu'il se montre d'abord ouvert aux idées socialistes, les années 1920 vont bouleverser ses convictions idéologiques. Le démembrement de l'empire austro-hongrois, la désorganisation sociale et l'hyperinflation qui ruine la famille Hayek marquent à jamais le jeune homme. Vienne est secouée par de violents conflits. Des grèves massives et des émeutes de la faim paralysent la République, menacée à la fois par le populisme, souvent antisémite, et par le socialisme révolutionnaire radicalisé par les thèses marxistes. Les valeurs morales auxquelles il est tant attaché sont mises en pièces.
Hayek se met à polémiquer contre les autorités municipales et nourrit alors une forte rancoeur contre le parti social-démocrate, incapable de gérer la crise. « Son antisocialisme intransigeant éclaire très tôt son individualisme et sa foi dans le libéralisme », relèvent Christian Ellebode et Hubert Houliez. Pour Hayek, toute préoccupation de justice sociale se fait au détriment de la liberté. Les pouvoirs publics devraient donc s'assigner pour seule fonction de faire respecter un « Etat de droit » qui protège la propriété et l'économie de marché.

De Vienne à Londres

En 1931, fuyant la montée du nazisme, l'Autrichien devient professeur à la London School of Economics (LSE). C'est à Londres, son nouveau port d'attache, que Hayek laboure la pensée libérale. Il multiplie les conférences et publie « Prix et Production », un ouvrage qui lui apporte pour la première fois une petite notoriété. « Le plus épouvantable fouillis que j'ai jamais lu », assène Keynes. Hayek est alors loin d'avoir la même renommée que son aîné britannique, qui est déjà une figure célèbre et révérée à l'époque. Mais il gagne quelques adeptes et, au fil des ans, les deux hommes s'affirmeront comme les deux pôles de la pensée économique. Curieusement, lorsque Keynes publie sa « Théorie générale », Hayek refuse de polémiquer. Parce qu'il s'avoue vaincu, assurent certains. Par respect pour le « Maître », corrigent les autres. Plus tard, il admettra en tout cas que ce fut « la plus grande erreur de sa vie ».
Les deux hommes étaient en réalité assez proches. Ils se sont beaucoup fréquentés pendant la Seconde Guerre mondiale, s'adonnant ensemble à une passion commune, la chasse aux livres anciens. « Plus jeune que lui de seize ans, s'exprimant à l'oral dans un anglais laborieux qu'un très fort accent autrichien rendait presque incompréhensible à ses auditeurs britanniques, Hayek n'avait ni l'autorité ni les capacités de séduction de celui dont il allait devenir l'adversaire », raconte le philosophe Michel André. Un adversaire résolu, mais respectueux. Keynes et Hayek témoignèrent ainsi toujours de beaucoup de considération l'un pour l'autre. « Il est le seul véritable grand homme que j'ai connu, j'avais pour lui une admiration sans limites », déclara même l'Autrichien à la mort de son rival.
C'est d'ailleurs à l'invitation de Keynes que Hayek emménage au King's College de Cambridge, en 1940, lorsque la London School of Economics est évacuée à cause des bombardements. L'Autrichien prend la nationalité britannique. A Cambridge, il se met de plus en plus à la philosophie, en particulier à l'étude du concept d'Etat de droit. Il achève alors ce qui sera un best-seller, « La Route de la servitude ». Dédié « aux socialistes de tous les partis », le livre est une croisade contre l'étatisme. Hayek accuse les gouvernements britannique et américain de s'enfoncer dans le totalitarisme, dès lors que tous les moyens économiques sont concentrés dans les mains de l'Etat. Là où l'initiative est libre, décrète-t-il, le progrès économique, social, culturel, politique, est toujours supérieur à celui des sociétés centralisées et planifiées. L'« ordre spontané » vaut mieux que l'ordre décrété.
Ce pamphlet d'une incroyable audace devient un phénomène d'édition lorsque le « Reader's Digest » en publie une version abrégée. « La Route de la servitude » suscite d'innombrables controverses, auxquelles Hayek participe avec un certain plaisir. Il s'engage désormais dans le combat politique, multiplie les conférences, afin de reconstituer les forces libérales en Europe. Car au fond, Hayek s'inquiète de plus en plus de la popularité grandissante des thèses keynésiennes et de la planification à grande échelle des économies occidentales, alors que s'étend l'influence de l'URSS.
Paradoxalement, la « Route de la servitude » va signer le déclin de sa carrière académique. Ses pairs ne lui pardonnent pas de soutenir que le socialisme est forcément incompatible avec la liberté. Il quitte Londres pour aller enseigner aux Etats-Unis, où il fréquente les membres de l'école de Chicago, notamment Milton Friedman. Il a beau être très productif, ses ouvrages ne suscitent que peu d'intérêt. Et les années 1960 sont une longue traversée du désert. Hayek sombre dans la dépression. Sa santé se détériore, il devient sourd de l'oreille gauche. A son retour en Europe, ses travaux restent dans l'ombre.

Rigueur et polyvalence

C'est une récompense inattendue qui va le remettre sur le devant de la scène intellectuelle. Contre toute attente, Hayek se voit attribuer en 1974 le « Nobel » d'économie. Cette distinction, qu'il doit partager avec le suédois Gunnar Myrdal, aux thèses pourtant radicalement opposées, jouera un rôle clef dans sa renaissance. D'autant qu'elle accompagne la publication de sa trilogie « Droit, Législation et Liberté », une oeuvre synthétique et magistrale qui lui a coûté vingt années d'efforts. Ses vieux livres sont repris et sa notoriété ne cesse de grandir. Quelques années plus tard, c'est toute l'école de Chicago qui rayonnera dans le monde et influencera les gouvernements de Thatcher et Reagan. L'anecdote est restée célèbre : au cours d'une discussion au sein du parti conservateur, la Dame de fer aurait un jour extrait de son sac à main un exemplaire de « La Constitution de la liberté » (un traité de philosophie politique et sociale de Hayek), jeté le livre sur la table et proclamé en pointant énergiquement son doigt vers lui : « C'est en cela que nous croyons. »
Jusqu'à sa mort, Hayek n'aura de cesse de réhabiliter le libéralisme comme philosophie politico-économique. Son dernier livre, « La Présomption fatale : les erreurs du socialisme », est conçu comme un ultime manifeste. C'est son ouvrage le plus accessible et à la fois le plus sujet à controverse. « On ne peut aborder l'oeuvre de Hayek en faisant abstraction de ses propres partis pris politiques, relève Gilles Dostaler. Mais ils ne doivent pas nous empêcher de reconnaître la grande richesse d'une pensée incontournable pour comprendre l'évolution des idées politiques, sociales et économiques de ce dernier siècle. » Il faut reconnaître aussi l'extraordinaire érudition de ce penseur polyvalent, sa rigueur et son honnêteté intellectuelles, une fidélité sans faille à ses convictions, même lorsqu'elle risquait de le mettre au ban de la communauté académique, son opiniâtreté dans le combat politique qu'il a mené toute sa vie. Hayek vécut assez longtemps - il est mort en 1992 - pour voir s'effondrer l'Union soviétique. Il aurait sans doute mal vécu le triomphe des thèses keynésiennes après la crise financière. Mais qui sait, le retour de balancier pourrait remettre prochainement ses ouvrages à la mode.
Bibliographie
Le libéralisme de Hayek, Gilles Dostaler (Repères, Editions La Découverte)Friedrich Hayek, vie-oeuvre-concepts, Christian Elleboode, Hubert Houliez (Editions Ellipses)Les économistes néoclassiques, de Friedrich von Hayek à Milton Friedman, Janine Brémond (Hatier)Keynes-Hayek. The Clash That Defined Modern Economics, Nicholas Wapshott (W. W. Norton)
Par Guillaume Maujean

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