La presse est-elle vraiment indépendante ?
SOURCE
Manicore - Les journalistes sont-ils de bons porte-parole des experts ?:
EXTRAIT
La presse est-elle vraiment indépendante ?
'via Blog this'
Manicore - Les journalistes sont-ils de bons porte-parole des experts ?:
EXTRAIT
Posez la question à n'importe quel journaliste, et je ne suis pas sûr que vous obtiendrez la même réponse que ci-dessous ! Bien sûr que non, la presse n'est pas indépendante, et cela a aussi une incidence sur le traitement de l'information qu'elle effectue :
un(e) journaliste n'est pas indépendant(e) de l'espace qui lui est laissé pour s'exprimer, ou réaliser un entretien, ou accorder des tribunes. Sur Internet (comme par exemple sur ce site), ma pagination ne m'est pas comptée : le seul frein est l'indigestion du lecteur, ou mon inspiration défaillante. Mais quand on donne un quart de page à un journaliste, et pas une ligne de plus, ou 30 secondes d'antenne, et pas une de plus, cela conditionne assurément l'information qui peut être contenue. En particulier, cette parcimonie dans l'espace disponible pousse très fortement à être manichéen (les choses sont bien ou mal, propres ou sales, etc, et la nuance a du mal à s'exprimer) : peut-on considérer que l'on est "indépendant" quand on est forcé de proposer une conclusion réductrice par manque de place, même quand on a fait l'effort de se documenter en profondeur ?Cette même contrainte de place fait que, lorsqu'une bêtise a été exposée dans le journal en 7654 caractères, il n'est jamais possible de disposer de 7654 caractères pour publier un article rectificatif, de telle sorte que tout le monde gardera en mémoire la bêtise initiale, sauf à avoir aperçu le petit rectificatif publié 3 jours après dans un coin. Et encore il n'est pas possible de publier un rectificatif par conclusion erronée !un(e) journaliste n'est pas indépendant(e) du délai dont il dispose pour rendre sa copie. Lorsque ladite copie est à rendre du jour pour le soir même, cela prédispose, sauf à être un expert très pointu du sujet (et même...), à dire de grosses bêtises : cela peut priver de sources d'informations utiles (par exemple des experts qui ne sont pas disponibles dans la minute) ; cela empêche de se documenter de manière approfondie ou de se faire expliquer ce que l'on a pas compris ; cela peut pousser à considérer comme essentiels les seuls aspects sur lesquels on a eu le temps de se pencher, etc.un(e) journaliste n'est pas indépendant(e) de sa régie publicitaire : on peut dire ce que l'on veut, il y a bien évidemment une limite à la possibilité de mordre la main qui vous nourrit.
Montant des recettes par nature (en millions d'euros, axe vertical) pour différentes catégories de média. On voit que la publicité représente au moins la moitié des revenus pour la majorité des supports d'information les plus influents (même pour la télévision dite publique !), à l'exception de France 3 pour qui elle n'en représente "que" 30% en volume.Je n'ai malheureusement pas les chiffres pour les radios publiques (les radios privées, ce n'est pas dur : elles n'ont à peu près que la publicité comme recettes !).Source SJTI (cité dans "Les journalistes français à l'aube de l'an 2000, profils et parcours", Devillard & al., Editions Panthéon Assas.) ; année de référence 1998 pour la presse écrite et 1999 pour la télévision.
Il y a deux conclusions à tirer du fait que la publicité représente plus de 50% des recettes de l'essentiel des supports majeurs d'information.Les recettes publicitaires étant proportionnelles à l'audience, et tout directeur de média cherchant à conserver ses recettes publicitaires, un media est donc obligé d'avoir une ligne éditoriale qui plaise à son audience (déjà Tocqueville le disait, visionnaire s'il en était !). Peut-on être "indépendant" quand, en première approximation, on ne peut pas souvent dire des choses qui déplaisent au lectorat, même si on a envie de les dire ? Or des choses qui déplaisent potentiellement au lectorat, quand les solutions au changement climatique s'appellent moins conduire, moins utiliser d'énergie pour se chauffer, moins aller en avion sous les tropiques, moins manger de viande, et moins acheter tout ce qui vous passe à portée de la main, il y en a pléthore !Le changement climatique étant donc, d'une certaine manière, une scorie de la consommation moderne, souhaiter une action résolue contre cette évolution revient pour partie à remettre en cause l'augmentation de la consommation matérielle encouragée par la publicité. Dans quelle mesure est-il possible de livrer cette conclusion à répétition dans un support qui vit pour une large part avec l'argent des hypermarchés, des fabriquants de plats surgelés, des transporteurs aériens et des constructeurs d'automobiles ? Bien des personnes ont également en tête cette citation de Patrick Le Lay, PDG de TF1, contenue dans le livre "Les dirigeants face au changement" (Editions du Huitième jour) : "Nos émissions ont pour vocation de rendre [le cerveau humain] disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages [publicitaires]." Je dispose également de témoignages de première main attestant de l'influence très forte d'une régie publicitaire sur ce que l'on peut dire et ne pas dire dans un média. Peut-on encore parler d'indépendance, alors ?A ce propos, il me semble que le principe "charité bien ordonnée etc", appliqué à la transparence que les media réclament souvent pour les autres, devrait conduire ledits media à exposer clairement qui les paye exactement.
Ainsi, je trouverais normal que tous les supports pour lesquels la publicité fournit plus du tiers des recettes totales publient annuellement, de manière visible dans leur rapport annuel, les noms des 20 plus gros contributeurs à leur budget publicitaire. On pourrait ainsi se faire une parfaite idée de l'indépendance de la ligne éditoriale lorsque le sujet touche peu ou prou le domaine des annonceurs. Et si on est vraiment indépendant, qu'a-t-on à craindre - et de qui - à le faire ?un(e) journaliste n'est pas indépendant(e) de sa formation.Quitte à remettre les pieds dans le plat, un diplôme de philo ou de français, cela n'aide pas à être à l'aise avec les ordres de grandeur (cela n'interdit pas de l'être, mais n'offre aucune garantie). Or le Diable, dans cette affaire, se cache dans les chiffres : si on peut remplacer tout le pétrole et tout le nucléaire avec 3 éoliennes, c'est bien évident que la conclusion n'est pas la même que s'il en faut plusieurs millions pour parvenir au même résultat.
Dans le même ordre d'idées, quand un(e) journaliste n'a pas de formation technique préalable sur un sujet donné, et donc qu'il ne sait pas "où est la vérité" (sur le plan technique s'entend), son inclinaison naturelle sera de faire comme un juge : il interrogera chaque camp en présence, et sera fort tenté de faire un papier présentant chaque opinion comme une possibilité réelle, alors que si cela se trouve l'une des deux opinions est incompatible avec le monde tel qu'il existe.
Un autre effet induit de cette manière de procéder est que, si la même place est laissée à chaque point de vue, le lecteur pensera, "vu de l'extérieur", que les deux camps en présence sont numériquement équivalents, et qu'ils sont également qualifiés pour se prononcer sur la question, alors que cela ne peut très bien ne pas être le cas "vu de l'intérieur" (et de fait c'est exactement ce qui se passe pour le changement climatique).
Peut-on dire que notre journaliste est "indépendant(e)" s'il met involontairement en avant des thèses improbables, ou présente involontairement comme légitimes des gens qui ne le sont pas, ou vaudrait-il mieux dire qu'il était parfaitement dépendant de son absence de connaissances préalables ?un(e) journaliste n'est pas indépendant(e) de ses opinions. Ces opinions n'ont pas plus de raisons d'avoir été forgées sur la base d'une information objective que les opinions de n'importe qui d'autre : avant d'être journaliste, notre ami(e) s'informait comme son futur public : en lisant le journal ! Et même pendant l'exercice de leur métier, une large fraction des journalistes continue à s'informer en lisant le journal.....
L'existence d'opinions personnelles du journaliste influence nécessairement l'inévitable tri dans les informations connues, la sélection des individus à qui l'on donne la parole, ou encore la pagination qui sera modulée en fonction de sa propre hiérarchie, pour privilégier - plus ou moins consciemment - son point de vue.
Le nucléaire offre un merveilleux terrain pour observer ce genre de comportement : 20 morts dans une explosion de raffinerie en Algérie ou un coup de grisou en Chine feront une brève dans un coin de page, alors qu'un accident de centrale nucléaire sans même un blessé (Three Miles Island) occupera des dizaines de unes et mobilisera les esprits pendant des mois ou des années. De même, tout le monde est au courant que l'Allemagne a décidé - par un simple vote au parlement - de "sortir du nucléaire", mais qui est au courant que les Suisses, par référendum populaire (ce qui est nettement plus démocratique !), ont décidé en mai 2003 de conserver leurs centrales nucléaires, et de se réserver la possibilité d'en construire d'autres ? Quelle autre raison donner à cette différence de traitement que "ce qu'en pensent" les journalistes qui couvrent ce sujet ?
un(e) journaliste n'est pas non plus indépendant(e) de l'opinion de son patron (chef de service, par exemple). Là encore le nucléaire civil me servira d'exemple : j'ai reçu 3 témoignages de journalistes - de 3 media différents, et pas des moindres - me disant qu'il ne leur était pas possible d'évoquer les avantages du nucléaire civil dans leur support, alors qu'ils auraient souhaité en parler, parce que la direction de la rédaction était contre (qu'ils se rassurent, j'emporterai le secret dans la tombe). Bien évidemment je ne peux donner des exemples que dans les domaines que je connais, mais je ne vois pas de raison évidente de penser qu'il en va différemment pour les autres sujets un peu techniques que je suis de moins près.
Est-ce très gênant de savoir que, de fait, un(e) journaliste n'est pas plus indépendant(e) que qui que ce soit d'autre, quoi qu'il (elle) en dise (ou plus exactement quoi que les directeurs de journaux en disent) ? A mon sens, non : il suffit de le savoir (et puis, de toute façon, cela n'aurait pas de sens de vouloir qu'un(e) journaliste n'ait ni patron, ni opinions, ni banquier, ni formation).
La bonne question, cependant, est : pourquoi la profession journalistique revendique-t-elle périodiquement une indépendance qui ne veut rien dire ?
Plutôt que de proclamer une indépendance qui n'existe nulle part, pas plus dans un journal que chez moi ou ailleurs, il vaudrait bien mieux jouer la transparence, c'est-à-dire exposer clairement quelles opinions on défend et pourquoi, et de qui on dépend financièrement (parce que personne ne vit d'amour et d'eau fraîche). Après, le lecteur se fera sa propre opinion !
Plutôt que de proclamer une indépendance qui n'existe nulle part, pas plus dans un journal que chez moi ou ailleurs, il vaudrait bien mieux jouer la transparence, c'est-à-dire exposer clairement quelles opinions on défend et pourquoi, et de qui on dépend financièrement (parce que personne ne vit d'amour et d'eau fraîche). Après, le lecteur se fera sa propre opinion !
'via Blog this'