Detroit, la ville afro-américaine qui rétrécit






source le Monde Diplomatique jan 2010


Ancienne capitale mondiale de l’automobile, Detroit n’a cessé de perdre de sa puissance. Et de sa population. La crise actuelle n’arrange rien. Les emplois industriels se font rares ; les maisons abandonnées à leurs créanciers se multiplient dans certains quartiers. Malgré tout, cette ville à majorité noire continue de faire confiance au président pour lequel elle a voté.

Par Allan Popelard et Paul Vannier

« Tu sens ? Tu sens cette odeur ? » Dave, la trentaine, habite sur 7 Miles Road, en plein cœur des quartiers pauvres de Detroit, ceinture d’une dizaine de kilomètres de large entre le centre-ville, downtown, identifiable à ses gratte-ciel, et les suburbs, ces banlieues aisées s’étalant à la périphérie de la ville. En face de chez lui, de l’autre côté de la rue, cinq tas de cendres. Autant de maisons qui, il y a deux mois encore, étaient habitées. « Y en a une autre qui a brûlé cette nuit. Toutes les semaines, y en a une de plus qui part en fumée dans le quartier. Les gens font ça pour toucher la prime d’assurance et partent s’installer en banlieue. Plus personne ne veut vivre ici. »

Dans le ghetto de Detroit, la ville se consume et disparaît peu à peu. Elle ne subsiste que par fragments. Dans certains blocs (1) ne restent que deux ou trois demeures habitées. La ville prend alors des allures de cité engloutie : les carcasses carbonisées, les parkings abandonnés, les usines désaffectées l’ont transformée en une vaste friche. A l’horizon désert, herbes et arbres arasent les maisons désolées. L’urbain se décompose. Les densités se font rurales. Le paysage s’ensauvage lorsque s’y mêle le chant du coq ou les stridulations incessantes des sauterelles. A Detroit, les sons de la nature résonnent dans la ville.

Si 35 % du territoire municipal est inhabité (2), c’est qu’en un demi-siècle, fait rare dans l’histoire urbaine mondiale, Shrinking City (« la ville qui rétrécit ») a perdu plus de la moitié de sa population, soit près d’un million de personnes (3). A l’exception des abords de l’université ou de l’heure de la sortie des écoles, seuls quelques piétons errent sur les trottoirs de Woodward, Michigan ou Gratiot, les principales avenues de la ville. Avec la crise des subprime, son dépeuplement s’est encore aggravé.

La plus grande ville du Michigan est en effet l’une des plus touchées par la vente de ces prêts à taux variables que les libéraux érigèrent en modèle d’intégration à la société de consommation, notamment pour les plus pauvres qui ne pouvaient accéder à la propriété. La faillite de milliers d’emprunteurs, incapables de faire face à l’augmentation des mensualités, a précipité le nombre des expropriations. En trois ans, soixante-sept mille habitations auraient été saisies, selon la municipalité.

A Detroit, les ravages de la dernière crise du système capitaliste paraissent d’autant plus importants que ses habitants ont souffert de toutes les manifestations d’un processus qui a vu l’effondrement de la sphère financière entraîner avec lui une partie de la sphère productive. Le naufrage du système bancaire, en raréfiant l’accès au crédit, moteur de la consommation, a en effet porté un coup très rude aux « Big Three » — General Motors (GM), Ford et Chrysler ont leur siège à Detroit ou dans l’agglomération — en provoquant la chute des ventes de voitures aux Etats-Unis. Surendettés, sous-capitalisés et concurrencés par les constructeurs japonais, ces géants ne doivent leur survie qu’au plan de sauvetage du gouvernement fédéral. Qui n’a empêché ni le chômage partiel, ni les licenciements.

En trois ans,
soixante-sept mille habitations ont été saisies,
estime la municipalité

Entre janvier 2008 et juillet 2009, le taux de chômage à Detroit a presque doublé, passant de 14,8 % à 28,9 %. Selon M. Kurt Metzger, directeur d’un bureau d’études démographiques local, le chiffre réel dépasserait même les 40 % (4). « C’est pire qu’avant, nous raconte Dave. Il faut survivre. Moi je m’en tire : je fais des boulots à droite et à gauche. Juste de quoi tenir. Mais ma femme, elle, ne trouve pas de travail. GM et Chrysler sont au bord de la faillite, Ford s’en sort à peine. Y a plus d’usines ici. » Les gratte-ciel abandonnés du centre-ville, hampes sans drapeaux, sont désormais les symboles de la décadence.

En raison de sa spécialisation fonctionnelle, Detroit s’est révélée très vulnérable aux variations des cycles économiques (5). Le fordisme — dont la matrice, l’usine Crystal Palace, fut construite en 1908 par Albert Kahn — avait fait de la ville des « Big Three » le centre mondial du capitalisme industriel. Pendant la première moitié du XXe siècle, l’important besoin en main-d’œuvre d’usines tournées vers la production de masse et les salaires relativement élevés offerts aux ouvriers de l’automobile attirèrent de nombreux travailleurs : des Noirs fuyant les Etats racistes du Sud, mais aussi des étrangers, venant de Grèce et de Pologne notamment. La seconde guerre mondiale, pendant laquelle Detroit, « arsenal de la démocratie », fut au cœur de l’effort de guerre américain, constitua l’acmé de la ville.

Depuis 1945, celle-ci n’a cessé de perdre hommes et activités. Cette rupture dans l’histoire de Detroit marque la transition vers un stade postfordiste du capitalisme américain. A nouveau modèle, nouveaux espaces d’accumulation des richesses. L’appareil de production industrielle des Etats-Unis amorce un mouvement de déconcentration du Nord-Est et du Midwest industriel vers le Sud, où le coût du travail, en raison de la faiblesse des syndicats, est alors moindre. A l’échelle de l’agglomération, la démocratisation de l’automobile et les transformations du système productif entraînent un desserrement des activités. Un modèle urbain polycentrique, organisé autour de pôles d’emplois et de services situés à la périphérie, émerge progressivement. Attirées par les nouvelles perspectives de travail en banlieue et par le rêve américain d’accéder à la propriété pavillonnaire, les classes moyennes et supérieures blanches partent s’installer dans les suburbs.


« Aire métropolitaine de Detroit »
par Philippe Rekacewicz, janvier 2010.
Mais les raisons de ce déménagement sont aussi à chercher du côté de la peur et du racisme. Si les premiers départs ont lieu dès les années 1950, avec l’amorce de la désindustrialisation, la majorité de la population blanche prend prétexte de la révolte des Noirs de 1967 — quarante-trois morts ; l’armée envoya des chars — pour partir. Les représentations apocalyptiques valant à Detroit le surnom de Murder City (« cité du crime ») ou de Devil City (« cité du diable ») ont joué le rôle de prophéties autoréalisatrices (6).

La peur et le racisme sont ainsi devenus les facteurs de la ségrégation économique de l’espace. La force des imaginaires — pensons au film Robocop, qui se déroule à Detroit — et le pouvoir performatif des mots expliquent en partie pourquoi Detroit est la seule grande ville des Etats-Unis qui ne connaisse ni embourgeoisement du centre-ville ni « multiculturalisation ». Elle est l’une des métropoles américaines les plus pauvres — un tiers des habitants vivent sous le seuil de pauvreté — et les plus ségréguées — près de neuf habitants sur dix sont noirs. Cet « apartheid américain » ne s’observe pas entre un quartier et un autre, comme dans la plupart des villes des Etats-Unis, mais entre la ville-centre et les suburbs.

Sur 8 Miles Road, large avenue qui marque la limite septentrionale de la commune de Detroit, le terre-plein trace une frontière entre deux mondes. D’un côté, la bonne société des suburbs, pavillons cossus et pelouses impeccables ; de l’autre, l’enfilade des taudis et une population touchée par le chômage et les effets d’un système de santé privé excluant.

Dans la ville-centre, les routes sont traversées, dans une errance précipitée, par des éclopés ou des sans-abri rappelant Molloy, ce personnage de Samuel Beckett qui continue de continuer avec sa béquille et sa bicyclette. La cité de l’automobile est aussi celle des chariots et des fauteuils électriques que l’on voit filer sur le bas-côté des avenues. Les indicateurs de santé de la population s’apparentent à ceux d’un pays en développement. Le taux de mortalité infantile s’élève à dix-huit pour mille, trois fois plus que dans le reste des Etats-Unis, autant qu’au Sri Lanka.

« Quand tu perds ton travail, tu perds ton assurance- maladie, rappelle Dave. Alors, une fois au chômage, beaucoup ne vont plus chez le médecin. A l’angle de la rue, tu peux aller te faire soigner. C’est 20 dollars, mais il faut qu’une personne de ta famille travaille et se porte garante pour toi. N’espère rien de plus qu’une simple visite de routine, et tu seras le dernier patient de la salle d’attente ausculté. » L’envolée du taux de chômage laisse donc présager une dégradation supplémentaire de la santé publique.

Mais comment inverser la tendance quand, au-delà du caractère conjoncturel de la crise, c’est la structure même de la ville, s’affaissant en son centre, qui fait problème ? Alors que 86 % des emplois se situent en périphérie, un quart des habitants ne possèdent pas de voiture (le chiffre officiel serait de 33 %, mais M. Metzger fait observer que nombre de conducteurs roulent sans assurance, ce qui les fait sortir des statistiques). Dans une ville organisée par et pour l’automobile, traversée d’autoroutes, quadrillée de larges avenues, les déplacements sans véhicules se transforment en épreuves. La question sociale est aussi une question de mobilité. Pour ceux qui ne peuvent s’en remettre à la solidarité des premiers cercles, au covoiturage, restait l’intermodalité du pauvre : des autobus équipés de porte-vélos. Mais, à la tête d’une ville au bord de la ruine (7), le maire de Detroit, M. David Bing, a opéré des coupes drastiques dans le budget du transport : cent treize chauffeurs de bus licenciés, certaines lignes supprimées, fréquences abaissées sur les autres (8). L’organisation de l’espace contribue donc à reproduire les inégalités sociales en confinant une partie du prolétariat urbain dans un territoire enclavé.

Elle explique aussi l’exclusion des pauvres de Detroit en matière d’accès au soin. Beaucoup de médecins généralistes ont, en effet, choisi de gagner davantage en s’installant dans les banlieues aisées, loin des pauvres, insolvables. Certes, la ville est à la pointe de la recherche et possède quelques-uns des pôles de santé les plus réputés du territoire américain. Mais qui peut profiter de ces hôpitaux de standing, sinon les riches habitants des suburbs ?

« On n’a pas voté pour Obama
parce qu’il était noir,
mais pour son projet »

La réforme de l’assurance-maladie, promesse de campagne du président Barack Obama, se révèle donc une question de première importance pour une large partie de la population. Louise est une ancienne employée de la municipalité. Nous la rencontrons dans East Side, un de ces quartiers afro-américains dévastés. « J’ai 74 ans. Alors vous imaginez bien que je suis préoccupée par les débats autour de l’assurance-maladie. J’ai voté pour Obama parce que je pensais qu’il serait capable de la créer. Vous savez, j’en ai vraiment besoin. Mon médecin m’a prescrit un scanner. Avec Medicare [le système public, qui assure les personnes de plus de 65 ans], je suis couverte à 80 %. Mais les 20 % restants, c’est encore beaucoup trop. J’ai à peine de quoi payer mes médicaments. Il faudrait que je choisisse entre eux et mon scanner ? C’est ça que ça veut dire ? J’ai travaillé pendant vingt-neuf ans. J’ai payé des impôts. Je trouve la situation injuste. »

Dans ce bastion démocrate, 97 % des électeurs ont voté pour M. Obama. Sa victoire a soulevé un vent d’espoir. Un an après, M. Luther Keith, président d’Arise, une association qui propose des soins gratuits et du soutien scolaire aux habitants des quartiers pauvres, se rappelle avec émotion ce jour si particulier pour les Noirs de Detroit : « Il y avait des fêtes partout. C’était extraordinaire. On avait le sentiment que quelque chose de formidable était arrivé à quelqu’un de la famille. » Avant de préciser : « C’est comme quand Joe Louis a battu Max Schmeling en 1938 ! », faisant référence à ce boxeur devenu l’une des figures du mouvement noir américain de l’entre-deux-guerres — une statue de la ville lui rend hommage —, après avoir défait l’Allemand Schmeling, héros de l’Allemagne nazie.

Mais, dans ce haut lieu de l’afrocentrisme et de la lutte pour les droits civiques, c’est bien le programme économique et social du candidat démocrate qui explique le mieux le choix des électeurs, pas son appartenance communautaire. « On n’a pas voté pour Obama parce qu’il était noir, mais pour son projet, notamment sa volonté de réformer notre système d’assurance-maladie », nous répètent la plupart de nos interlocuteurs. Le vote démocrate du comté de Macomb, cas d’école des sciences politiques américaines, met aussi en lumière les déterminants économiques et sociaux de l’élection dans l’aire métropolitaine de Detroit (lire « Comment le comté de Macomb est redevenu démocrate »).

Les citoyens de la ville demeurent pour le moment bienveillants à l’égard du nouveau président, même s’ils restent préoccupés par les nombreux obstacles dressés sur son passage. « Les choses prennent du temps. Si on regarde ce qu’a fait Obama ces derniers mois, c’est déjà plus que ce qu’aucun autre président a fait avant lui », nous assure M. Keith, avant d’ajouter : « Mais, clairement, la tâche n’est pas terminée. Et c’est dur pour ceux qui ont perdu leur travail de dire que tout va bien. » Les habitants l’observent composer avec les lobbies, les républicains et l’opposition d’une partie de son propre camp. Chez nombre de ses électeurs, l’espoir s’est peu à peu mué en patience. Mais M. Keith nous prévient : « S’il échoue, la déception sera immense. »

L’Etat fédéral est, en effet, devenu le dernier recours. La municipalité n’a plus aucune marge de manœuvre. L’effondrement de sa base fiscale, consécutive à la fuite des classes moyennes et des capitaux, place la ville dans une situation de quasi-faillite. Le conseil municipal démocrate semble impuissant à suspendre le cycle de la paupérisation. Quant à l’aire métropolitaine, son intégration reste un serpent de mer. Les résidents des banlieues pavillonnaires refusent de partager la richesse de leurs territoires tandis que les habitants noirs de la ville ont acquis de trop haute lutte leur souveraineté politique pour accepter de la dissoudre dans une autorité métropolitaine qui n’aurait cure de leur sort.

En dépit du désastre ambiant, on n’observe ni grèves dans les usines, ni manifestations de rues. Brisés par l’« économie de casino », les pauvres se pressent dans les salles de jeu, dont la construction en franchise de taxes a constitué la principale politique de développement de Detroit à la fin des années 1990. La ville semble loin de sa tradition radicale. Celle qui s’est écrite, des grandes grèves des travailleurs de 1937 et 1945 à l’élection du premier maire noir Coleman Young en 1973 (9), sans oublier les réseaux abolitionnistes, la lutte pour les droits civiques, l’émergence du Black Power ou les révoltes afro-américaines de 1833, 1918, 1943 et 1967.

Même l’United Auto Workers, le tout-puissant syndicat américain de l’automobile, a renoncé au combat, allant jusqu’à s’engager devant les patrons de General Motors et Chrysler à ne pas organiser de grèves en temps de crise. Personne ici ne semble s’insurger contre un système dont Detroit apparaît comme la production urbaine la plus avancée. « Le capitalisme, c’est l’Amérique. Il a construit notre ville. Le label de musique Motown, les voitures que les gens conduisent, c’est le capitalisme. Le capitalisme, c’est tout... tout ce que tu as et, d’une certaine façon, c’est aussi tout ce que tu n’as pas. Mais c’est comme l’air que tu respires. Tu ne peux pas en changer », explique M. Keith.

Chez les entrepreneurs de Techtown, pépinière d’entreprises au budget colossal, comme chez les représentants politiques, on parie sur l’économie verte. Les élites ont toujours voulu croire aux lendemains qui chantent : nouvelle innovation, nouveau cycle, « ouragan perpétuel de destruction créatrice ». Detroit est façonnée par cet optimisme libéral qui, à chaque fois qu’il est mis à mal, trouve à se ressourcer dans la certitude que la croissance n’est jamais loin de la crise. La construction, sur le site fondateur de la cité, du Renaissance Center, commandé par Henri Ford II, quatre ans seulement après les révoltes de 1967, en est le reflet le plus éclatant. Confortablement attablés dans le restaurant situé au soixante-treizième étage de ce gratte-ciel qui accueille depuis 1995 le siège de GM, les hommes d’affaires déjeunent. Sous leurs yeux se déploie le panorama de la ruine, un paysage de reliques où les traces de la violence se sont sédimentées. Comment dire l’effondrement et la catastrophe lente ?

« Pour beaucoup d’Américains, Detroit c’est Ground Zero (10) », affirme M. Keith. Non pas un Ground Zero qui surgirait en un instant de fulgurance. Non pas la foule hagarde des événements. Mais un zéro atteint patiemment, un décompte qui semble vouloir ne jamais finir. Detroit comme produit obstiné d’un système qui oblige d’abord et toujours à se demander comment accommoder sa volonté à l’épreuve de devoir continuer. Aveuglement des dominés ou cynisme des dominants ? M. Keith de conclure en souriant : « L’optimisme est notre seule solution. »

Allan Popelard et Paul Vannier

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