SINISTROSE FIN DE SIECLE


Il y a plus de cent ans, le 11 janvier 1892, était votée une loi douanière dont le souvenir nous culpabilise encore, le tarif Méline. Des motivations de son inspirateur, on a surtout retenu le souci de protéger une agriculture affaiblie et une industrie menacée par la concurrence extérieure.

Et ces exigences malthusiennes, nous enseigne-t-on, auraient handicapé pour longtemps l'économie française, au moment où s'exacerbait la compétition internationale et se forgeait la puissance industrielle allemande.

Né à Remiremont en 1838, avocat, député des Vosges dès 1872, ministre de l'Agriculture de février 1883 à avril 1885, président de la commission des Douanes à partir de 1889 avant de devenir président du Conseil en 1896, Jules Méline ne mérite pourtant pas l'opprobre dont le charge notre mémoire collective.

Républicain modéré, il s'inscrit dans la riche tradition des hommes de bon sens. Sa formule, Ni révolution ni réaction, aurait pu en fait devenir la paisible devise d'une France qui aime se reconnaître dans Raymond Poincaré, Antoine Pinay ou... Pierre Bérégovoy.

Car son protectionnisme, en réalité fort modéré, reflète moins la frilosité d'une économie au demeurant très dynamique - en 1910, la France importe près de 18 % de son PIB et en exporte 15 %, soit autant qu'au début des années 70! - que les inquiétudes d'une époque qui, comme la nôtre, se pose des questions sur le bruit, la drogue, la pollution, l'environnement, la criminalité, le déclin des valeurs sociales, la corruption, les scandales politiques - et qui se croit au bord du gouffre.

Une époque qui redoute l'électricité, pense que le téléphone est une intrusion intolérable dans la vie privée, et dénonce les dangers de la bicyclette : selon le docteur O'Followel (Bicyclette et organes génitaux, 1900), l'usage de cet engin suspect, en procurant des satisfactions génitales, constitue une sorte de masturbation sportive !

Dans un livre fort remarqué qui a été publié au lendemain de l'Exposition universelle de 1900, Le Retour à la terre et la surproduction industrielle, Jules Méline, tout comme nos écologistes d'aujourd'hui, dénonçait cette frénésie qui pousse tout le monde à produire, à produire toujours davantage alors que la consommation reste si largement approvisionnée et que l'ouvrier, mieux logé et mieux nourri, peut se donner des jouissances qu'il ignorait il y a un demi-siècle.

Sans doute, écrivait-il, des besoins nouveaux surgiront, de nouveaux consommateurs viendront au monde qui voudront prendre leur place au banquet de la vie, et, pour les satisfaire, il faudra une production plus abondante. Mais cela ne prouve nullement qu'il faudra plus de bras pour suffire à ces exigences nouvelles. Plus on avance, plus la concurrence de la machine est redoutable pour le travail humain.

Face aux menaces que faisaient planer la surproduction, la croissance du chômage et la prolifération des vagabonds, ces milliers de sans-travail qui sont à la fois un péril et une humiliation pour un grand pays comme la France, Méline proposait de passer un compromis social solide, de tempérer les lois du marché et de résister à l'appel du large.

Ce compromis devait préserver un équilibre entre l'agriculture, l'industrie et les services, et maintenir un tissu de petits opérateurs - artisans, commerçants, paysans, entrepreneurs... - au prix d'un ralentissement accepté de l'expansion industrielle. Il plaçait très clairement la stabilité sociale au-dessus des bénéfices aléatoires du changement (1).

Le désir de sauver les spécificités de la société française est une constante de notre histoire depuis la révolution industrielle. Ne l'a-t-on pas vu à l'oeuvre lors des récentes élections régionales, et aujourd'hui, dans le débat sur la ratification de Maastricht?

Professeur à l'université de Paris I-Sorbonne (1) Une journée d'étude sur le commerce extérieur français de Méline à Maastricht est organisée le mercredi 3 juin par l'Association pour le développement de l'histoire économique. Renseignements : ADHE, 17, rue du Montparnasse, 75298 Paris Cedex 06.

L'Expansion 21/05/1992


JACQUES MARSEILLE

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