Notre pathétique civilisation de la distraction
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Nos cerveaux saturés par les sollicitations publicitaires et
technologiques sont devenus incapables de se concentrer. Il est urgent
de préserver notre droit à l’attention, met en garde le philosophe
américain Matthew B. Crawford
C’est un philosophe qui met les mains dans le cambouis. En 2001, il
claquait la porte d’un think tank à Washington, qui le payait pourtant
grassement, parce qu’il n’en pouvait plus de voir sa pensée appauvrie et
muselée. Alors il est devenu réparateur de motos. Et il a écrit un
premier essai, devenu un best-seller, L’Eloge du carburateur (La
Découverte, 2010), qui revalorisait le travail manuel par rapport aux
nouveaux métiers de «l’économie du savoir». Aujourd’hui chercheur à
l’Université de Virginie, il a gardé sa boutique de réparation. Matthew
B. Crawford donne l’image d’un «type cool». Il porte des chemises de
bûcheron et des pulls à capuche. Une fois par semaine, il enfile sa
combinaison de motard et part rouler à 100 kilomètres à l’heure sur les
routes des environ de Charlottesville, Virginie. Cela ne l’empêche pas
d’être en même temps un intellectuel de pointe, et de remettre en
question la façon dont notre attention a été peu à peu transformée en
marchandise.
Consumériste capitaliste
Son second traité, Contact, paraît ces jours-ci à La Découverte et
livre de saisissantes analyses d’un monde où la concentration est
devenue une denrée rare. Prenez une situation toute bête, même si elle
est plus extrême aux Etats-Unis qu’en Europe. Vous êtes assis dans un
aéroport. Vous voilà «incapable d’échapper au bavardage d’une chaîne
d’information», diffusée sur un écran de télévision. Même si le son est
coupé, les stimuli visuels happent sans cesse votre regard. Le
consumérisme capitaliste occupe le moindre espace vide, à commencer par
le gobelet de café que vous venez d’acheter en attendant votre vol ou le
casier dans lequel vous avez déposé vos effets personnels, avant de
passer le portail de sécurité. Ne pas être interpellé est un luxe et il
faudra payer la classe affaires pour accéder à un salon feutré, à une
oasis de quiétude.
Pourquoi ne pas exiger un droit à l’attention, en faire un bien
commun? s’interroge le philosophe. La qualité de silence disponible,
sans ce «brouillard» composé de sollicitations parasites, participe à
notre capacité créatrice. Et donc au PIB d’un pays, extrapole Matthew B.
Crawford avec ironie. Comme un obèse en quête de sa dose de sucre, nous
cherchons notre dose quotidienne de distraction, notamment sur le fil
de courriels et de posts sans cesse dévidés sur l’écran de notre
téléphone portable. «Sans quoi nous nous sentons nerveux, irritables.
Presque affamés.» Face à cette «agression traumatique d’origine
culturelle et technologique», la cohérence de notre «moi» est menacée.
Soupe musicale
Crawford donne d’autres exemples: la soupe musicale diffusée dans les
fitness, qui n’est choisie ni par le personnel ni par les clients, mais
par des gestionnaires de l’attention qui orientent nos choix à
distance. Ou les casinos, lieux conçus selon une perverse science de la
cognition, qui poussent les joueurs à l’épuisement. Coupés du monde
réel, vibrionnant de flashes, les casinos sont pour le philosophe le
plus beau symptôme de notre ère de la distraction: des machines à
transformer les citoyens en consommateurs boulimiques. Jusqu’à la ruine.
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Pour résister, il faudrait commencer, selon Matthew B. Crawford, par
remettre en cause la conception anthropologique des Lumières. Il ne
parle pas des Lumières françaises, Diderot, Voltaire. Non, il en veut à
Kant. Il lui fait endosser la responsabilité de notre crise
contemporaine de l’attention. Le pur esprit kantien, dissocié du monde
matériel et de son environnement, aurait eu, selon l’Américain, une
influence néfaste sur notre civilisation. Son héritage aurait
«dégénéré», son projet «d’émancipation» se serait muté en repli pur et
simple. Le philosophe américain critique à contre-courant le siècle qui a
mis les droits de l’homme, la démocratisation du savoir et l’esprit
critique au centre.
Mickey Mouse
Matthew B. Crawford s’en prend aussi au «remplacement sournois du
réel par la réalité virtuelle» et ce, dès l’enfance. Et de prendre pour
exemple Mickey Mouse. Pas le Mickey des années 1930 ou 1940, non, mais
la série de dessins animés La Maison de Mickey, produite en 2006 et dans
laquelle on voit le héros de Disney ajuster sans cesse le réel à sa
seule volonté grâce à des gadgets technologiques. C’est la métaphore
d’un monde abêtissant, où l’on n’aurait qu’à choisir entre différentes
«options» des accessoires «magiques» qui nous assisteraient, mettant le
monde, si inquiétant, à distance.
Matthew B. Crawford appelle au contraire à se confronter au monde.
On ne peut l’accuser d’idéalisme, lui qui manie le fer à souder et la
clé à molette au quotidien. Il rappelle que nous pensons avec notre
corps, enchaînant les exemples d’hommes et de femmes attentifs à ce
qu’ils font: le pilote de moto, la chanteuse de jazz, le sportif qui
s’adonne aux arts martiaux, le facteur d’orgues, sans oublier le
cuisinier, le verrier et le hockeyeur. Pour eux, le «penser» et le
«faire» sont liés. L’attention est une faculté qui se travaille. «C’est
dans la confrontation entre le sujet et le monde extérieur que se forme
une image pertinente des deux, le tout sous le signe de la
responsabilité.» Et l’auteur d’esquisser une érotique de l’attention,
pour rétablir sans délai le contact entre l’homme et le monde. On
pourrait la résumer ainsi, sans ironie aucune: «Je répare ma moto, donc
je suis.»
Matthew B. Crawford, «Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver», La Découverte, 348 p.